Bref aperçu sur les arbres à loques et les arbres à clous
En sortant de l'église du village, continuez votre chemin, suivez la route vers le couchant. Au carrefour du calvaire, prenez à main droite la petite route qui semble se perdre dans les champs. À la ferme, prenez encore une fois à main droite. Engagez vous sur le chemin de terre. Longez la lisière de la forêt à main gauche, vous y êtes presque. Il n'y a plus trop de chemin à la fin, juste un sentier à peine plus large qu'une coulée. On voit qu'il y en encore du passage par ici. Encore cinquante mètres et nous y voilà. Sous un amoncellement de vêtements, d'étoffes et de tissus, c'est un majestueux chêne qu'on devine. Non loin trône une petite croix sur un piédestal. Ce que vous découvrez est un arbre à loques.
Parmi les arbres remarquables parsemant le territoire français, certains sont appelés arbres à clous ou arbres à loques et ne sont pas réputés pour leur âge ou leur hauteur mais pour leur caractère proprement votif : ce sont des arbres à vœux. Certaines personnes, agissant pour elles-mêmes ou pour un tiers, pratiquent sur ces arbres le rituel suivant : elles fixent sur l'arbre, au moyen d'un clou ou par le biais d'un nœud, une étoffe dans le but d'obtenir la guérison d'un mal. Ces pratiques, en voie de disparition, se retrouvent principalement en Belgique, au Pays-Bas et dans le nord de la France. On peut toutefois en trouver aussi jusqu'en Autriche et en Écosse. Nous verrons que des pratiques similaires ou s'y rattachant sont en fait quasiment universelles sur la surface de la Terre et se retrouvent sur tous les continents. On a coutume de les faire remonter à des époques protochrétiennes et païennes. Nous verrons d'ailleurs comment l'église y a réagit.
D'une façon générale, on peut tenter d'expliquer cette pratique ainsi : le mal dont souffre le suppliant est, d'une façon ou d'une autre, transmis à l'arbre par l'intermédiaire du clou et/ou de l'étoffe et le pratiquant s'en trouve ainsi délivré. Il y a là l'idée que le mal, la maladie, n'est pas d'origine purement matérielle et physiologique mais procède plutôt d'une perturbation ayant pour origine un monde qu'on pourrait qualifier de spirituel. On retrouve bien là un type de croyance populaire que l'on peut qualifier d'animiste ou païenne.
Ces pratiques s'orientent autour de certains arbres particuliers. Il ne semble pas y avoir d'essences particulières à la qualification d'arbre votif : robinier, frêne, hêtre, marronnier et surtout chêne et tilleul sont les essences qu'on rencontre le plus souvent. Dans une très grande majorité de traditions, la figure de l'arbre occupe une position très importante. Son symbolisme est d'une grande richesse. Aussi, nous nous contenteront ici de le survoler.
L'arbre, par son longévité, sa hauteur, sa verticalité, son caractère inamovible, sa fixité et sa pérennité, a de tous temps frappé l'imagination des peuples. Il synthétise en un genre de quintessence les quatre éléments de la philosophie antique. Il tire nourriture de la terre par le biais de ses racines, il a besoin d'eau pour croître, il « respire » de l'air via des échanges de molécules de dioxygène et de dioxyde de carbone. Enfin, il a besoin de lumière pour effectuer la photosynthèse. La chaleur qu'irradie le soleil favorise aussi sa pousse. Pour finir, il fournit un combustible précieux au confort des hommes.
L'arbre est aussi, entre autres choses, un symbole universelle de l'axe du monde. Il plonge ses racines dans les mondes souterrains chthoniens, élance sa cime vers les cieux ouraniens et fait ainsi le lien en traversant le monde de part en part entre les trois niveaux du cosmos.
L'arbre est aussi un symbole vivant de la nature cyclique du monde. L'hiver le voit dénué de feuilles et comme mort. Au printemps, les bourgeons, fleurs et feuilles éclatent en une exubérance de forces de vie. L'été est pour l'arbre la saison de fructification. A l'automne, l'homme récolte ses fruits, s'en nourrit tandis que l'arbre semble entrer en sénescence et perd ses feuilles.
Toutes les traditions, toutes les mythologies accordent à l'arbre une place particulière. On pourra penser notamment à Odin qui, dans la mythologie scandinave, se pend à l'arbre du monde Yggdrasil pendant neuf jours et neuf nuits afin d'acquérir, dans un rite initiatique de mort et de renaissance, la sagesse et la connaissance. Pour les chrétiens, l'arbre peut être celui de la connaissance du bien et du mal du jardin d'Éden d'où Eve cueillit le fruit défendu, épisode bien connu qui constitue le prologue des textes sacrés du judaïsme et du christianisme. Certains ont même voulu voir dans la croix sur laquelle Jésus Christ fut crucifié une figure de l'arbre du monde. Cette même croix aurait été en outre faite du bois de l'arbre de la connaissance du bien et du mal du jardin d'Éden. Un dernier exemple peut être aussi l'arbre de la Bodhi au pied duquel et après y avoir longtemps médité Bouddha y atteignit l'illumination.
Ainsi, comme nous venons de le voir, de tous temps et en tous lieux, la figure de l'arbre a toujours eu une importance singulière dans le domaine général de la spiritualité. Il n'est pas ainsi étonnant qu'une certaine dendrolâtrie (culte des arbres) soit observée chez tous les peuples de la Terre. Ainsi, cela nous amène à penser à certaines nymphes des mythologies grecques et romaines et dont on peut trouver des résonances dans les mythologies maori (les Hākuturi 1), slave (le Liéchi 2) et japonaise (l'esprit de l'arbre Kodama 3) pour n'évoquer que quelques exemples.
Pour en revenir à l'aire européenne, les nymphes sont des divinités mineures de la nature. En ce qui concerne les arbres proprement dits nous avons les hamadryades qui ne sont liées qu'à un seul arbre et dont la vie et la mort lui sont assujetties. Chaque essence d'arbre a sa nymphe associée comme Balanos pour le chêne ou Karya pour le noyer. Ainsi, l'élection de certains arbres et l'exclusion d'autres au rang d'arbres votifs pourrait s'expliquer par la croyance de l'existence d'un esprit de l'arbre, d'une divinité mineure plus accessible aux prières des mortels que les grands dieux de l'Olympe…
Pour conclure sur ce point, nous finiront par évoquer dans nos contrées, les traditions de l'arbre de mai et bien sûr du sapin de Noël.
Les révolutionnaires de 1789 iront même jusque à concevoir les arbres de la liberté, reprenant, détournant et parodiant là ce symbole traditionnel qu'est l'arbre. Nous savons bien que tout symbole est ambivalent et polysémique par nature mais il nous semble qu'on ne peut associer arbitrairement un symbole à une notion comme la liberté à l'arbre. La liberté peut être représentée symboliquement par exemple par une chaîne brisée ou une colombe mais en aucun cas par un arbre. A nos yeux, l'arbre symbolise la verticalité, la pérennité, l'enracinement, le cycle vie/mort/renaissance, etc. On peut voir beaucoup de choses dans un arbre mais certainement pas la liberté. Il est notable que la révolution française associe l'arbre à la liberté alors qu'elle a mis bas toutes les institutions, tous les systèmes traditionnels d'organisation de la société (la monarchie, les trois états, les corporations, etc) et jusqu'à la religion catholique. La révolution française a proprement fait tomber le chêne de Saint Louis. Cette « mode » des arbres de la liberté est d'ailleurs venue des États Unis qui avaient pour eux les « poteaux de la liberté ». On a ainsi déjà les premiers signes d'un soft-power états-uniens et de l'acculturation future de la France. Était-il nécessaire d'aller chercher outre-atlantique des pseudo-traditions et coutumes créées ex-nihilo alors que notre territoire est riche d'un passé plurimillénaire ?
La grande mode des arbres de la liberté date de 1792. Le peuplier est alors préféré au chêne. Cela ne nous semble pas anecdotique. En effet, pour qui marche sur autre chose que du bitume, il est connu que le peuplier est un arbre à croissance rapide et dont le bois est de médiocre qualité, tout juste bon à faire des cagettes et autres boîtes de camembert. Nous n'insisterons pas ici sur la noblesse du chêne et de son bois. Ici encore, les révolutionnaires firent œuvre de court-termisme et de vulgarité sylvestre. L'engouement d'alors est tel que le roi lui-même planta un arbre dans le jardin des Tuileries, arbre de la liberté qui sera abattu par la suite par « haine du tyran »… Pour paraphraser Barère de Vieuzac qui paraphraser déjà Thomas Jefferson, nous dirons que l'arbre de la liberté ne saurait croître s'il n'était arrosé du sang des rois, du peuple et de tous ceux qui ne sont pas d'accord avec le pouvoir en place révolutionnaire… Le même Barère, après que le vent eut tourné, fut condamné par la convention à la déportation. La révolution française, comme toutes les autres et telle Saturne dévorant ses enfants, n'en eu jamais fini de se purger dans une soif de sang qui semble inextinguible…
Plantés à la va-vite, beaucoup d'arbres de la liberté n'ont pas survécut à leur transplantation. Qui y verrait là un signe des temps aurait l'esprit bien mal tourné… On replantera donc à tout va des arbres mais de malfaisants contre-révolutionnaires œuvraient dans l'ombre et sabotaient ces efforts en venant nuitamment arroser les dits arbres de vitriol ou même les arracher. Le bras armé de la justice aveugle fut alors sans pitié pour les saboteurs. Ainsi, à Bédoin 4 (Vaucluse), on passa par le fil 63 personnes, on rasa 500 maisons, on sema du sel sur les terres agricoles pour punir la non-dénonciation des coupables… Quand chacun est responsable de tous… C'est beau, la liberté…
Nous pouvons évoquer aussi un autre enragé de la liberté : Joseph Chalier. Il eut l'idée de creuser un fossé autour de l'arbre de la liberté de Lyon pour y verser le sang des condamnés à la guillotine… Il finit, comme beaucoup d'autres, par devenir intime avec le grand rasoir national. Il fallut s'y reprendre à quatre fois et le bourreau dut finir le travail au couteau… Le grand rasoir devait être quelque peu émoussé d'avoir trop travaillé… Le mal retourne toujours à celui qui le fait.
L'histoire des arbres de la liberté végète ensuite jusqu'à nos jours où on peut encore trouver ce symbole sur les pièces de monnaies et comme symbole d'un parti politique dit de droite. Nous clorons là cette digression.
Le mot « loques » dans l'expression « arbre à loques » ne doit pas induire en erreur le lecteur. Dans la langue picarde, que d'aucuns appellent improprement ch'ti, le mot « loque », s'il peut désigner un chiffon ou un tissu usé, désigne d'une façon plus générale et plus simplement un vêtement ordinaire.
L'idée générale du rituel consistant à accrocher une loque dans un arbre afin d'en obtenir une guérison procède ainsi : le tissu porterait en lui le mal de son propriétaire. Dans certains cas, il est dit qu'il faut que la loque ait été portée un certain nombre de jours ou ait été frottée sur la partie malade du sujet. On voit même en certains endroits des pansements accrochés en guise de loques. Cela peut même être des attelles, des boîtes de médicaments voire même des masques jetables... Il y a ici l'idée d'un transfert du mal du suppliant à l'arbre et ainsi de la délivrance du mal par le rite.
Si nous avons évoqué notamment le nord de la France et la Belgique comme lieux où on peut relever l'existence de telles pratiques, ils ne sont nullement exclusifs. On peut citer des pays aussi éloignés les uns des autres que l'Irlande, la Grèce, la Turquie, l'Écosse, l'Allemagne, la Hongrie, la Roumanie, Chypre, la Palestine, l'Algérie et jusque en Indonésie.
Nous voulons maintenant détailler ici une pratique qui se rapproche fortement des arbres à loques français et belges. Il s'agit de ce que l'on appelle en anglais « clootie well ». Dans la plupart des cas, un arbre poussant près d'une source réputée sacrée se voit parsemé de rubans et de bandes de tissus. Dans ces cas, les pratiques diffèrent quelque peu de celles rencontrées précédemment : il faut au préalable plonger le tissu dans la source sacrée, voire même laver la partie malade avec, avant de l'attacher dans l'arbre. A mesure que le tissu sèche ou se désagrège avec le temps et les intempéries, le malade est censé guérir. On trouve des exemples de ces « clootie wells » en Ecosse (village de Munlochy), en Cornouailles (Madron Well) ainsi qu'en Irlande (zone de Loughcrew). Selon la folkloriste Marion Bowman5, le nombre de sites de « clootie well » serait en augmentation, de nouveaux sites seraient même crées ex-nihilo. Nous pensons voir là ce qui s'apparente à un effet de mode sans doute passager comme il en existe beaucoup dans les milieux New Age et en particulier Wicca. Assoiffés de transcendance et de spiritualité dans une société qui en a banni toute les formes, des hommes et des femmes en sont venus à se bricoler de nouvelles croyances et de nouveaux rites pour combler un vide. Le besoin et le désir de transcendance est inextinguible chez l'Homme qui ne peut vivre que de pain… Ces pseudo-coutumes, inventées du jour au lendemain, ne sont bien sûr qu'une parodie, un ersatz dans un monde qui a oublié toutes ces racines.
Pour rester dans le domaine anglo-saxon, nous pouvons aussi mentionner les « shoe trees » que l'on peut parfois observer aux États Unis. Il s'agit d'arbres ou plus prosaïquement de poteaux électriques voire même de lignes téléphoniques parsemés de chaussures le plus souvent lancé dans l'arbre les lacets étant noués ensemble à la manière des bolas (lasso à boules). Ici, du rite initial, il ne reste rien. De l'esprit ne reste que la lettre morte. En effet aucun souhait, le plus trivial puisse-t-il être, aucune prière ne sont liés à ce geste. Il ne reste qu'un atavisme incompris.
En descendant encore d'un cran dans le profane, nous parlerons aussi des « panty trees », littéralement les arbres à culottes. Il s'agit cette fois d'arbres au dessus desquels passent des lignes de téléskis de différentes stations aux États Unis et au Canada. En passant au dessus, les skieuses, qui remontent les pentes sont efforts aucuns pour ensuite redescendre le plus vite et le plus bas possible (qui y verrait un symbole de notre temps aurait l'esprit bien mal tourné...)6 sont encouragées à y jeter qui leur soutien gorge qui leur culotte… Il nous semble qu'on ne peut descendre plus bas dans la trivialité profane de notre époque à singer et parodier une tradition qui, si elle n'est l'expression que d'une croyance que l'on peut juger populaire et naïve, n'en reste pas moins sincère…
Pour rester outre-atlantique, on peut remarquer que les américains sont friands de décorations diverses en fanions et guirlandes, souvent aux couleurs de leur drapeau national. Cela n'est pas sans nous rappeler le « papel picado » utilisé traditionnellement au Mexique. Cet ornement consiste en de petites surfaces planes rectangulaires, colorées et ajourées de trous formants motif, utilisés en guirlande. Il est utilisé pour décorer des autels dédiés aux défunts pendant la fête des morts ainsi que dans d'autres célébrations sacrés et profanes. L'origine de cette pratique semble remonté à des temps pré-colombiens.
Traversons maintenant l'océan pacifique pour atteindre l'Himalaya. On y trouve des drapeaux de prières, petites pièces de tissu coloré, suspendus au passage des cols, au sommet des montagnes, à la croisée des chemins et à bien d'autres endroits encore et qui ont tous pour point commun d'être des lieux hautement symboliques. Les pays concernés sont le Népal, le Tibet, le Bhoutan et d'une façon générale tous les pays de tradition bouddhique. Ici, les adeptes et suppliants pensent que le vent caresse au passage les formules sacrées et prières imprimées sur les dits drapeaux, les dispersant dans le ciel et l'espace et les transmettant ainsi aux dieux auxquels elles sont destinées. La poésie d'une telle vision de la spiritualité ne peut que nous toucher et nous émouvoir. Les arbres étant la plupart du temps absents des paysages de ces contrées montagneuses, ce sont souvent des mats qui sont érigés et haubanés de guirlandes de drapeaux votifs. Parmi les différentes sortes de drapeaux à prières existants, il y a notamment les « loungta 7 », chevaux du vent qui ne sont pas sans nous rappelé Pégase, le cheval ailé des traditions grecques. On peut noter aussi une symbolique très forte des couleurs. Le bleu est associé à la voûte céleste, le blanc à l'air, au vent et aux nuages, le rouge au feu, le vert à l'eau et l'orange à la terre.
Tout ceci nous amène à évoquer maintenant les drapeaux nationaux hérités des étendards, bannières et pavillons de marine. S'ils ont jadis eu un usage rituel, ils ne sont plus aujourd'hui que des symboles purement et bassement politiques et militaires.
Enfin, comment ne pas évoquer les guirlandes qui ornent nos sapins de Noël.
Après ce tour du monde des usages plus ou moins rituels d'étoffes accrochés dans les airs, nous ne pouvons que constater l'universalité de ce schème. En tous lieux et en tous temps, les hommes ont élevés vers le ciel par tous les moyens possibles étoffes, drapeaux vivement colorés et prières écrites sur du papier afin de s'approcher au plus près des dieux et d'attirer leur attention quant à leurs prières, vœux et autres demandes.
Nous avons vu que les étoffes, et même si cela n'est pas systématique, sont souvent nouées aux branches de l'arbre à loques. Ces nœuds ou liens visent à attacher à l'arbre les maux dont souffre le suppliant. La symbolique est ici évidente 8. On sait l'usage que peut avoir certains magiciens ou sorciers auto-proclamés des nœuds dans divers types de sorts. On songe par exemple au nouement de l'aiguillette censé empêcher la consommation d'un mariage. Plus prosaïquement, dans la vie quotidienne, qui n'a jamais fait un nœud à son mouchoir pour ne pas oublier de penser à telle ou telle chose ? Ici le nœud fixe l'idée dans le monde matériel, il matérialise l'idée, par nature abstraite, dans du concret comme peut l'être une idée écrite sur un bout de papier pour ne pas l'oublier. Enfin le dénouement d'une histoire dit bien comment, à la fin, tous les nœuds doivent être défaits pour que la conclusion soit satisfaisante.
Il est aussi une autre façon de fixer les loques aux arbres. Nous voulons parler ici des arbres à clous. Les loques peuvent même en être totalement absentes et il ne subsiste alors sur les troncs que des clous. Dans ces cas, le suppliant, après avoir frotté le clou sur la partie malade, l'enfonce dans l'arbre. L'idée est ici qu'au fur et à mesure que le clou s'enfonce dans le bois, le mal disparaît.
On peut compter sur certains arbres plusieurs dizaines de milliers de clous tant et si bien qu'en raison de la grande quantité de métal qu'ils contiennent certains de ces arbres sont plus sujets que d'autre à recevoir un impact de foudre. On sait ce que cela peut représenter symboliquement. L'arbre ainsi foudroyé se trouve comme désigné du doigt par les dieux et en acquiert ainsi un plus grand pouvoir sacré et thérapeutique.
En outre, dans la langue familière, un clou peut désigner un furoncle, affection dont les arbres à clous se sont fait une spécialité.
La symbolique et la magie du clou sont très riches. Nous ne ferons qu'évoquer quelques unes de ses pratiques parmi toutes celles existantes ou ayant existé.
Dans l'antiquité, existaient ce qu'on appelle des tablettes de défixion aussi appelées tablettes de malédiction ou d'envoûtement. La pratique en était la suivante : sur des feuilles de plomb, on gravait une imprécation, une malédiction visant à nuire à un antagoniste. Parmi les tablettes retrouvées par les archéologues, à certaines étaient mêlées des morceaux d'étoffe ou des boucles de cheveux. Les tablettes étaient ensuite percées de clous. L'usage de plomb pour ces tablettes s'il peut provenir de considérations pratiques (le plomb est résistant, malléable et facile à graver) renvoie à une symbolique évidente. Le plomb est le métal le plus vil, la matière première des alchimistes qu'ils veulent transformer en or à l'image d'un homme emprisonné dans le monde matériel et en quête de délivrance spirituelle.
Nous avons dans l'usage de ces tablettes de défixion une première approche explicative des croyances magiques en jeu. Selon l'ethnologue Frazer9 la magie fonctionne en partie selon un principe de similitude et de contiguïté. Dans la sympathie par imitation, le semblable appelle au semblable et l'effet est similaire à la cause. Dans la sympathie par contact les objets qui ont été en contact continuent d'agir l'un sur l'autre même quand ce contact est rompu. Nous avons là une interprétation qui peut être aussi utile pour comprendre le phénomène des arbres à clous ou à loques.
Concernant les tablettes de défixion, citons pour l'exemple le texte de la tablette numéro 44 des tablettes trouvés à Bath10 :
« Celui qui a volé ma coupe de bronze est maudit. Je donne cette personne au temple de Sulis, qu'elle soit femme ou homme, esclave ou libre, garçon ou fille, et que l'homme qui a fait cela verse son propre sang dans la coupe. Je te donne ce voleur qui a volé cet objet lui- même, que la divinité le trouve, qu'il soit femme ou homme, esclave ou libre, garçon ou fille. »
Ces tablettes peuvent aussi nous faire penser aux textes d'exécration inscrits sur des oscarats (tesson de poterie) datant de l'Égypte pharaonique. Là encore, un texte à vocation magique a pour but d'attirer le malheur sur quelque antagoniste. Dans tous les exemples cités précédemment, l'écriture, image de la solidification de la pensée et des paroles, joue un rôle proprement maléfique…
Pour en finir avec cette partie, comment ne pas penser aux dagydes (communément appelées poupées vaudous) poupées d'envoûtement censées représenter une personne à qui on veut du mal et dans laquelle le sorcier enfonce des épingles et que l'antagoniste visé est censé ressentir. Notons que la poupée doit, selon certains, contenir un élément de la personne à envoûter : cheveux, rognure d'ongle, etc. L'usage de ces poupées remonterait à l'Antiquité.
Plus morbide encore : on a retrouvé dans le nord de la France des crânes isolés et percés d'un clou datant de l'époque gallo-romaine. Les gaulois avaient semble-t-il l'habitude de clouer la tête de leur ennemi à un poteau de leur demeure tel un trophée de chasse. On est loin d'une trépanation thérapeutique ! Ceci nous amène plus prosaïquement à l'image du vampire dont on ne peut se débarrasser qu'en lui enfonçant un clou ou un pieu dans le cœur. Nous voyons là toute la richesse et la symbolique entourant le clou sans même que nous n'ayons eûmes à faire mention des clous de la passion du Christ…
Dans le folklore européen, la fonction magique du clou est, dérivant de sa fonction pratique, de fixer, en l'occurrence le mal, d'arrêter les épidémies ou de laisser sur l'arbre sa maladie derrière soi.
Ainsi, pour Pline l'ancien, on peut lire dans son histoire naturelle tome second livre XXVIII ceci : « Enfoncer un clou de fer où a porté d'abord la tête d'un épileptique qui tombe passe pour délivrer de cette maladie. »
Le clou, lié au travail du charpentier, est réputé assurer la protection des habitations. On le plante seul ou en groupe formant par exemple une croix à divers endroits de l'habitation.
En Grèce, les clous pouvaient protéger les troupeaux de moutons du loup 11. La procédure à observer est la suivante : il faut être deux, on prend un clou autour duquel on entortille un peu de laine de mouton. Pendant que l'un enfonce le clou dans un arbre, son compère lui demande : « Que fais-tu ? » et l'autre de lui répondre « Je cloue le loup pour qu'il ne vienne pas manger les moutons. » Nous pouvons remarquer ici que l'enfonçage du clou s'accompagne d'une parole prononcée à voix haute qui, si elle semble prosaïque, est comme une formule magique ou une prière. Ici, l'oralité et son pouvoir supposé a encore cours.
Au final et pour conclure, on peut dire que le clou a un caractère ambivalent, pouvant servir à la fois pour faire le bien ou le mal.
Si certains arbres peuvent être à clous, ils ne sont pas les seuls. En effet, il existe aussi ce qu'on appelle des menhirs à clous. Un vestige en est la borne aux clous de Douai, toujours présente à l'heure actuelle. Un autre est la Pierre Clouée de Nanteau sur Lunain en Seine et Marne où le rituel ressemble à s'y méprendre à celui général de l'arbre à clous 12. Aux USA on peut aussi ici et là trouver des poteaux (téléphoniques par exemple) à clous et qui remplissent strictement la même fonction à ceci près que l'arbre est ici dégénérer en simple poteau dans un contexte plus urbain que rural.
Au point du vue symbolique, le clou, tout comme l'arbre, peut aussi être une représentation de l'axe du monde. Chez certaines peuplades de l'arctique, l'étoile polaire (qui, comme on le sait, semble immobile sur la voûte céleste et autour de laquelle toutes les autres étoiles semblent tourner) est vu comme le clou du ciel qui soutient le monde.
En Suisse, il existe aussi la pratique des clous de protestation. Une représentation d'un responsable politique est mis à disposition et chaque citoyen en désaccord avec sa politique est invité à y planter un clou comme dans une poupée vaudou géante.
En Afrique, dans ce qui était le royaume de Loango (Congo), il existait des statuettes appelées fétiches cloutés. Ici, chaque clou correspond à un litige que la statuette est censée résoudre. Le clou scelle le pacte entre le féticheur et la divinité.
Au Japon, le Ushi no toki mairi13 est une technique magique utilisant des clous enfoncés dans une effigie (nous retrouvons là des genres de dagydes) fixée à l'arbre dans le but de nuire.
En Perse, les Direkht i fazel (littéralement « arbres excellents ») sont tout à fait comparables aux arbres à clous européens.
Au Népal, Vaisha est la déesse dédiée aux maux de dents. Dans son sanctuaire, on trouve un vieux tronc entièrement couvert de pièces de monnaies clouées.
Ce rapide tour d'horizon nous montre bien qu'universelles sont les croyances liées au pouvoir du clou.
Pour terminer nous dirons un dernier mot sur l'étymologie. On sait que le clou et la clef partage la même racine (originellement un clou n'est rien d'autre qu'une clef permettant de fermer une porte par exemple). Ainsi, symboliquement, enfoncer un clou dans l'arbre n'est-il pas quelque part un procédé visant à ouvrir ou fermer une porte reliant le monde matériel à un monde supra-humain ?
La déesse népalaise précédemment citée nous amène à évoquer maintenant les pièces de monnaies et notamment les arbres à pièces (« Coin Trees » en anglais). Ces arbres se trouvent principalement en Écosse, au nord de l'Angleterre et au pays de Galles. L'usage ici est de faire un vœu en enfonçant une pièce part sa tranche dans l'écorce de l'arbre. Ces offrandes votives sont rigoureusement identiques dans l'esprit à ceux des arbres à clous de Belgique et du nord de la France avec en sus le caractère symbolique mais réel de la valeur pécuniaire de l'offrande.
Toujours outre-manche, on trouve aussi l'usage des « Touch Pieces ». Ces pièces de monnaie ou médailles sont censées guérir les maladies, porter chance ou malchance, etc. Il suffit de toucher la pièce qui se comporte alors comme une amulette.
Cela nous amène à évoquer la fontaine de Trevi à Rome où la coutume veut qu'avant de quitter la ville éternelle on y jette par le bras droit une pièce de monnaie en tournant le dos à la fontaine. Cela rappelle aussi les puits à souhaits. On peut passer ainsi sans solution de continuité de l'arbre, axe du monde, au puits et à l'eau, source de vie où siège quelques divinités propices ou malfaisantes.
Symboliquement, la pièce de monnaie est à l'image de l'âme humaine. Traditionnellement, la pièce porte l'image du souverain tandis que l'âme porte en elle la marque de Dieu. En Chine, on trouve des pièces de monnaies percées d'un trou carré. C'est l'image même de la triade sacrée : la pièce ronde pour le Ciel, le trou carré pour la Terre et la marque de l'empereur pour le monde des hommes.
Plus proches de nous sont les monnaies gauloises toujours riches en symboles et par la même en influence spirituelle.
Toutes ces pratiques et croyances s'appuient en partie sur des objets métalliques (le fer pour le clou, le plomb pour les tablettes de défixion et les alliages pour les pièces). Symboliquement, toutes les utilisations de ces métaux sont l'image même de la civilisation. Les archéologues parlent de l'âge du fer de même qu'Hésiode dans les Travaux et les Jours avec toutefois un sens complètement différent. Dans la doctrine des cycles hindous la période actuelle est celle du Kali Yuga. Cet usage des métaux est le symptôme d'une solidification et d'un durcissement du monde. Ainsi, le fer est traditionnellement ambivalent, protégeant contre les influences néfastes mais aussi les propageant. Planter un clou en fer dans un arbre axe du monde n'est ainsi pas si anodin qu'on aurait pu le croire…
Lorsqu'on entend parler pour la première fois des arbres à clous et à loques du nord de la France et de Belgique on peut s'étonner de la survivance d'une telle croyance dont l'ancienneté est indéterminée et par la même peut-être antérieure au christianisme. On sait aujourd'hui que l'évangélisation des Belgique Première et Seconde et du nord de la Gaule ont été lente et laborieuse. Il est de coutume d'affirmer que les premières églises ont été bâtie sur les ruines de temples païens préalablement mis à terre. La réalité fut sûrement un peu plus complexe. Néanmoins et pour en revenir à notre sujet, on peut constater une certaine récupération des sites païens sacrés sans que cela soit pour autant systématique. Pour illustrer notre propos nous prendrons l'exemple du Tilleul des Lognards (commune de Ferrières en Belgique). Le site comprend donc le tilleul proprement dit (arbre à clous), la croix dite Herman datant des années 1770 et la chapelle Sainte Barbe construite en 1862. Nous avons donc ici la superposition d'un arbre à clous et d'édifices chrétiens. Les fonctions thérapeutiques des arbres à clous ou à loques peuvent rappeler les traditions des saints guérisseurs de l'église catholique. La pratique du pèlerinage aboutissant à des sanctuaires et autres hauts lieux est réputée avoir pouvoir de guérison. Il fut un temps où le malade n'avait pas facilement accès aux soins et où, en désespoir de cause, il ne pouvait que se tourner vers des rebouteux mi-médecins mi-sorciers ou encore vers les saints guérisseurs. Chacun avait sa spécialité (il en est de même pour les arbres votifs qui nous occupent). On peut citer pour l'exemple Saint Apolline pour les maux de dents et Saint Cloud pour les furoncles. Nous constatons donc que très prosaïquement de simples calembours peuvent assigner à un saint son pouvoir qui, sinon, proviendrait d'épisodes de son hagiographie. Ainsi Saint Apolline aurait eu les dents arrachées lors de son martyre. Elle est d'ailleurs souvent représentée dans l'iconographie tenant une paire de tenailles dans les mains. Il semble que nous soyons là sur un territoire bien loin du credo officiel de l'église et dans ce que certains appellent la religion populaire, synthèse ou syncrétisme christiano-païen où le merveilleux tient encore une place importante. En ce qui concerne notre sujet, il semble que la hiérarchie ecclésiaste n'est pas de position officielle sur le sujet. Selon les témoignages, l'attitude du curé de la paroisse où existe un arbre votif est variable. Certains acceptent de participer à des cérémonies et bénisse l'arbre et d'autres ne veulent pas entendre parler de ces croyances, impies à leurs yeux. Pour en rester à la religion chrétienne, les loques et autres objets accrochés aux arbres ne sont pas sans nous rappeler les ex-voto, ces offrandes faites selon un vœu que l'on trouve dans maintes églises en remerciement de grâce obtenue. Dans le cas des arbres à loques, ces offrandes pourraient être qualifiées de propitiatoire, c'est à dire qu'elles ont pour fonction d'appuyer la demande. Tout ceci fonctionne suivant l'idée d'échange, de don et de contre-don, le don n'ayant de valeur que celle qu'on lui prête. Ainsi une simple loque acquiert ici une haute valeur symbolique.
Enfin, et sans vouloir offenser quiconque, le christ crucifié sur la croix pour expier les péchers de l'humanité et la sauver n'est-il pas lui-même d'une certaine manière une loque plantée dans un arbre sacré ? Nous osons là faire le grand écart entre le plus grand sacrifice qui ait jamais été fait, celui de Dieu s'offrant lui-même en sacrifice, et le plus petit qui soit, sacrifice d'une loque pour guérir d'un mal de dents.
On sait qu'historiquement la crucifixion est une méthode d'exécution qui remonte au moins au quatrième siècle av. J-C. Curieusement, il semble que jamais la crucifixion n'ait eu une fonction sacrificielle avant Jésus Christ. Cela semble être une innovation du christianisme. De nos jours, un rite de crucifixion existe aux Philippines dans le cade de la Semaine Sainte. On y voit alors des fidèles se faisant volontairement crucifier. Pour l'occasion, les clous sont stérilisés et enfoncés entre les os afin de ne pas occasionner de séquelles irréversibles. Après s'être fait clouer sur la croix, les fidèles sont hissés et suspendus pendant quelques minutes. Certains adeptes sont même devenus des marathoniens de la crucifixion. Ainsi, Ruben Enage 14 est crucifié tous les ans depuis 1986 après avoir selon lui miraculeusement survécu à une chute de trois étages. Nous avons là un rite qui rejoue à la lettre le mythe. Faut-il voir dans le rite des arbres à clous et des arbres à loques un écho lointain et oublié du mythe christique ? Pour finir sur ce thème, nous évoquerons les parodies de crucifixion qui émerge ça et là périodiquement de la part d'artistes en panne d'inspiration. Choquer les croyants catholiques est inoffensif, fera parler et toute publicité (bonne ou mauvaise) est, in fine, toujours bonne pour le show business. Ainsi, Madonna, pour ne citer qu'elle parmi d'autres, eut la bonne idée de singer la crucifixion en 2006 lors d'un concert à Rome, soi disant pour attirer l'attention sur les petits africains atteints du VIH. Au train où vont les choses, il est curieux de constater que Madonna ne se soit pas encore vu décerner le prix Nobel de la paix...
Pour terminer ces quelques notes, nous pouvons nous demander : qui sont les suppliants ? De vieilles personnes aux croyances encore païennes ? De pieux et véritables chrétiens ? Des adeptes du New Age, prêts à croire à tout et n'importe quoi (et surtout n'importe quoi) tant que cela leur donne l'illusion d'un peu de transcendance dans leurs vies vides et pleines de vacuité ? La persistance de telles pratiques, voire même leurs recrudescences en certains lieux, ne peut que nous étonner et attiser notre curiosité en cette ère de matérialisme à outrance, où plus rien n'est sacré et où toute trace de religiosité traditionnelle a été évacuée d'un revers de la main et est, nous semble-t-il, combattu avec ardeur.
1 George Prey, Polynesian Mytology, (Taplinger, 1970), pages 86, 87.
2 Alexander Porteous, The Lore of the Forest, (Cosimo, 2005), page 105.
3 Michael Dylan Foster, The Book of Yokai, (University of California Press, 2015), pages 115 et suivantes.
4 L'affaire de Bedoin. Un exemple de Terreur provinciale, (Archives départementales de Vaucluse, 2016).
5 Marion Bowman, Belief Beyond Boundaries, (Ashgate, 2002), pages 55 et suivantes.
6 Julius Evola, L'Arc et la Massue, (Pardes, 1984), Psychanalyse du ski, pages 59 et suivantes.
7 Samten Gyaltsen Kamay, The Arrow and the Spindle, (Mandala Book Point, 1998), pages 413 et suivantes.
8 Mircea Eliade, Images et Symboles, (Gallimard, 1979), pages 120 et suivantes.
9 James George Frazer, Le Rameau d'Or, (Paul Geuthner, 1923), pages 15 et suivantes.
10 Patrice Lajoye, La tablette de malédiction en langue gauloise du quartier Saint-Marcel, (Histoire Antique, H.S. n°10, 2006), page 17.
11 Arnaud Louis, Prières superstitieuses des Grecs de Chimara, (Échos d'Orient, Tome 14, n°88, 1911).
12 Baudouin Marcel, Les Menhirs à Clous, Survivance d'un ancien rite totémique de l'Arbre Sacré, (Bulletin de la Société Préhistorique de France, Tome 37, n°7-9, 1940).
13 https://fr.wikipedia.org/wiki/Ushi_no_toki_mairi
14 https://www.bangkokpost.com/world/3006026/philippine-devotees-nailed-to-crosses-in-good-friday-ritual