Les cathédrales horizontales de Mammon
Nos ancêtres les Gaulois, il y a quelques millénaires, tenaient, paraît-il, leurs cérémonies religieuses et autres rituels païens en des bosquets sacrés. Notons en passant qu'on ne parle pas de forêts sacrés mais bien de bosquets, par le fait moins étendus en surface. Qu'est-ce qu'un bosquet ? C'est le surgissement d'une verticalité végétale au milieu d'une monotone plaine horizontale. Ainsi, depuis des temps immémoriaux, l'homme, cet animal vertical, a vu dans les arbres un pendant végétal à sa propre condition et c'est pourquoi, entres autres, les bosquets ont représenté à ses yeux des lieux propices au sacré. Les siècles passèrent ainsi avant qu'un jour, surgissant du sud, un peuple vienne conquérir le territoire des tribus gauloises. Nous voulons bien sûr parler des Romains. Contrairement aux celtes, ce peuple de grand bâtisseur devant l'éternel remplaça en dur les bosquets sacrés des autochtones, érigeant temples et colonnes de pierre en lieu et place des arbres autrefois idolâtrés. Dans un processus de solidification du monde, on passe ainsi du règne végétal au règne minéral. La religion chrétienne vint bientôt remplacer les dieux locaux assimilés au panthéon romain et souvent transformé par la suite en saints locaux. Les temples devinrent des églises, chapelles, basiliques et autres cathédrales. Nombre de ces édifices, notamment les plus majestueux et les plus dignes d'attention, conservent des colonnes de pierre héritées des temples gallo-romains et ce n'est pas uniquement pour des raisons de pure technique architecturale. En outre, la verticalité originelle et végétale s'est vu supplanter par une véritable surenchère dans la hauteurs des bâtiments, en un témoignage de la piété des gens de l'époque dont l'antienne aurait pu être : « toujours plus haut, toujours plus près de Dieu. » Le moyen-âge a produit de magnifiques maisons de Dieu, des cathédrales romanes ou gothiques, véritables joyaux architecturaux qui, nous semble-t-il, ne seront jamais dépassés en magnificence.
Il est aujourd'hui de bon ton de comparer les cathédrales des temps jadis à ce qui semble les avoir supplantés dans l'esprit des hommes. Nous voulons bien sûr évoquer ici d'une part les grattes-ciels et d'autre par les zones commerciales en générale et les supermarchés en particulier. On pourrait s'étonner de ce second parallèle mais nous verrons par la suite qu'il n'est pas si inepte que l'on pourrait le penser de prime abord.
Arrêtons nous un instant sur le nom même de gratte-ciel. C'est un décalque pure et simple de l'anglais skyscraper. L'idée ici est toute profane: s'élever si haut dans le ciel qu'on en viendrait même à chatouiller malicieusement les doigts de pied divins dans une vision très naïvement anthropisé du Principe. Nous pouvons faire un bref historique des records de hauteur établis par des construction humaines. Cela commencerait avec la pyramide de Gizeh culminant à cent trente six mètres et construit, nous dit-on, vers -2560 av. J.C. Ce record ne sera battu que près de trente neuf siècles plus tard par la cathédrale de Lincoln en Angleterre avec cent soixante mètres en 1311 (la flèche s'effondrera en 1549). Quelle éclipse dans l'histoire humaine connue ! C'est ensuite le règne des cathédrales jusqu'en 1880 avec la cathédrale de Cologne et ses cent cinquante sept mètres. On piétine ainsi pendant près de six siècles sans guère de progrès. Le premiers bâtiment profane à surpasser les cathédrales (à moins de considérer une nouvelle religiosité) est le Washington Monument à cent soixante neuf mètres en 1884. La tour Eiffel écrase la concurrence en 1889 avec trois cent douze mètres. Le premier gratte-ciel proprement dit, édifié à la gloire d'un constructeur automobile (signe des temps s'il en est) est le Chrysler Building de 1930 avec trois cent dix neuf mètres. Commence dès lors le règne états-uniens des grattes-ciels. Ce pays est détrôné en 2008 par les émirats arabes unis (autre signe des temps) avec le Burj Khalifa à huit cent vingt huit mètres. Ce bref aperçu peut nous permettre de scinder l'histoire humaine en deux périodes opposées : une première période où les édifices sont religieux et symboles de la puissance divine aptes à cultiver l'humilité des croyants, une seconde ensuite où l'homme se passe désormais du divin (sauf si l'on considère le dieu dollar Mammon comme le nouveau maître et guide du destin de l'humanité) et, dans un simili de folle course à l'armement, une hybris, un vulgaire concours de bite pour le dire vulgairement, construit des tours dont la hauteur serait sans limite. Une des prétentions les plus risibles et récentes des constructeurs de grattes-ciels consiste à tenter de nous faire croire que ces tours immondes sont soi-disant écologiques (quelque soit le sens que l'on accorde à ce mot). Il faut être descendu décidément bien bas pour oser faire croire un seul instant que ces monstruosités de béton et d'acier puissent avoir un impact au mieux nul sur l'environnement. Tel est pourtant le vœu de ces déicides déments. Une réflexion plus pertinente à nos yeux est celle élaborée par l'analyste de banque Andrew Lawrence avec sa théorie, peut-être moins farfelue qu'il n'y paraît, appelée Skyscraper Index et qui montre que la construction outrée de gratte-ciel est un signe avant coureur des crises économiques. En étudiant l'histoire récente, de la panique bancaire américaine de 1907 à la crise de 2008 en passant par le krach boursier de 1929 et le choc pétrolier de 1973, Lawrence montre, mi-malicieux mi-sérieux, que le surinvestissement, la spéculation et la croissance monétaire finiraient par faire perdre la tête aux grands pontes qui lanceraient alors des projets, que l'on pourrait qualifier de pharaoniques, de construction de grattes-ciels précédant de quelques mois voire de quelques années les soubresauts cycliques et systémiques d'une économie capitaliste malade d'elle-même. Il existe par ailleurs de nombreux exemples de grattes-ciels dont la construction a été interrompue faute de crédits suffisants, notamment suite à la crise de 2008.
Dans une cité médiévale, la cathédrale est un doigt qui pointe le ciel. Dans une ville moderne comme New York, où deux cent quatre vingt dix grattes-ciels sont officiellement recensés, ce n'est plus un doigt qui pointe le ciel mais une forêt minérale qui bouche l'horizon et oppresse le quidam. Même à l'extérieur des bâtiments, dans la rue, on se sent comme toujours « à l'intérieur » car, partout où porte notre vision, nous ne voyons que des murs. Comme l'avait si bien noté L.F. Céline dans le Voyage au bout de la nuit : « Figurez-vous qu'elle était debout leur ville, absolument droite. » ou encore « ...tandis que celle-là l'Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien raide là, pas baisante du tout, raide à faire peur. » Dans ce type d'environnement, le simple piéton est en réduit au stade de la fourmi perdue dans le grouillement impersonnel et indifférencié de la masse cloacal et tiède de ses congénères.
Passons maintenant à la comparaison cathédrales/zones ou centres commerciaux. On passe ainsi de Jésus chassant les marchands du temple au temple de la marchandise. Cette comparaison n'est pas si triviale que l'on pourrait le penser de prime abord. Ainsi, à la verticalité des cathédrales s'oppose l'horizontalité des zones commerciales qui s'étale sur des hectares de terre pris aux dépends des cultures agricoles. De même, les cathédrales sont toujours situées au centre névralgique des villes alors que les zones commerciales se situent en leur périphérie, dans un mouvement centrifuge propre à notre époque où tout semble s'éloigner du centre (autant géographique que spirituel). Les déplacements dans les zones commerciales tentaculaires ne se conçoivent qu'à bord de l'automobile qui, sans même évoquer le développement du système de « drive » où l'homo-automobilicus ne sort même plus de son véhicule, deviendrait presque un exosquelette, un prolongement de l'enveloppe corporelle alors qu'on déambule dans la cathédrale à pied et avec humilité. L'entrelacs de routes et autres rond-points d'une zone commerciale nous semble aussi totalement anarchique et dénué de sens pour qui le découvre et rappelle les labyrinthes qu'on peut trouver dans certaines cathédrales, notamment à Chartres. Ces labyrinthes sont un symbole et succédané d'un pèlerinage que tous les croyants ne peuvent ou ne veulent faire. On peut aussi penser à certaine magasins proprement et sciemment labyrinthiques (comme Ikea) où un marquage au sol guide même le chaland dans sa pérégrination consumériste.
Nous pouvons dire aussi un mot en passant sur les rond-points. C'est encore un symbole de notre époque où on ne s'approche du centre que pour s'en éloigner aussitôt et s'en jamais l'atteindre. Le mouvement des gilets jaunes a dans un premier temps investi ses aménagements routiers comme quartier générale, symbole d'une France périphérique et péri-urbaine en opposition avec les centre-villes gentrifiés, image des décideurs et dirigeants coupés du pays réel et laborieux dans leurs tours d'ivoire parisiennes. La suite du mouvement sera une tentative symbolique et maladroite de reconquête de ces centre-villes. Enfin, l'inversion de priorité en usage sur les rond-points (normalement à droite mais à gauche dans le cas qui nous intéresse ici) peut aussi être perçue comme un symbole. On sait bien quelles valeurs (hors du champ obsolète et caduque de la politique politicienne) sont attribuées aux notions de droite et de gauche. On peut être adroit ou gauche (qui se dit en latin sinister).
Pour revenir à notre comparaison cathédrale/zone commerciale, nous pouvons aussi penser au silence propre au recueillement ou aux chants liturgiques (et notamment grégorien) des églises à comparer avec la muzak des grandes surfaces, cette musique d'ascenseur produite au kilomètre sans odeur ni saveur, cette soupe insipide de pseudo-artistes marketés et interchangeables, plus loués pour leur plastique (au sens propre comme au sens figuré) que pour leur organe vocal. Cette pseudo-musique est de plus régulièrement coupée de réclames et autres annonces de promotion. De même, lors de la messe, on fait la queue pour communier et recevoir l'hostie consacrée. Dans un supermarché, on fait la queue aux caisses où on tend sa carte bleue. Les magnifiques vitraux des cathédrales, illustration en polychrome du mythe chrétien, sont dans les zones commerciales remplacés par des panneaux d'affichage aux couleurs criardes et vulgaires et aux motifs enfantins.
En ce qui concerne les noms des zones commerciales, on constate un usage immodéré d'anglicismes censés faire plus moderne comme les inénarrables Shopping-Centers parsemant l'hexagone. Nous avons ensuite les « Villages » de Reims, Thiais, Mondeville, etc., la palme revenant à nos yeux au « Familly Village » de Limoges. Tout n'est plus que parodie et simulacre, même dans les noms de ces sinistres endroits. Les centres commerciaux ne sont pas en reste. Citons pour l'exemple tous les « numéro 2 » comme de mauvaises suites de film : Rosny 2, Evry 2, Vélizy 2, etc. Viennent ensuite les noms qui se veulent modernes voire futuristes comme Cap 3000, Qwartz, Aéroville, Euralille, Lillenium, Polygone, etc. En un contre-pied qui ne sait plus sur lequel danser, nous avons les noms rétros voir antiques comme Atlantis le Centre, les Armoiries Shopping, Atrium, Domus, Odysseus, Toison d'or, le Millénaire, les Arcades, etc. Nous avons ensuite les expressions mélioratives puisque ces centres commerciaux singent en quelque sorte, avec leur profusion de biens, l'éden primordial et doivent donner envie aux potentiels acheteurs : Créteil Soleil, Grand littoral, Mon grand plaisir, Terre-ciel, Beaugrenelle, Carré d'or, Art de vivre, Beaulieu, etc. Tous ces noms mériteraient des développement que nous laissons au lecteur éclairé. Nous finiront par évoquer la Part-Dieu à Lyon (nous éviterons les jeux de mots faciles qu'on pourrait faire, la vulgarité des temps présents se suffisant à elle-même). Sa surface commerciale utile est de cent soixante et un mille mètres carrés soit seize hectares. Cela équivaut à la surface de vingt trois terrains de football regroupant près de trois cents magasins. En 2017, près de trente six millions de personnes ont franchis ses portes coulissantes automatiques et il n'est que second sur le podium de la fréquentation. En ce qui concerne les zones commerciales tentaculaires, c'est la male nommée Croix Blanche qui s'étale comme un chancre sur une surface de sept cent mille mètres carrés soit la surface de cent terrains de football. Pouvons nous aller plus loin dans la déshumanisation ? Comment l'individu, peut-il trouver sa place en un tel lieu ?
Les noms des grandes enseignes sont aussi dignes d'attention. Carrefour désigne la croisée des chemins, lieu symbolique par excellence, favori des sorciers pour leur sabbat, où on est certain de croiser le diable à la nuit tombée, où on avait coutume de dresser des gibets pour l'édification des voyageurs. On y érigera des calvaires à fonction d'exorcisation. Leclerc n'a plus rien d'un clerc et est devenu un vulgaire épicier. Auchan tire son nom d'un toponyme : les hauts champs, qui ont disparus depuis bien longtemps. Géant porte bien son nom car comme chacun sait le géant est l'antonyme de l'ange, son double maléfique (an-ge et gé-ant). Pour finir, on peut aussi se pencher sur l'archétype du chaland des zones commerciales. Le french dreamer, celui pour qui le rêve américain est inaccessible et qui s'en bricole un ersatz, vit son apothéose hebdomadaire le samedi, à écumer des magasins comme Action, Noz, Gifi, etc. Il croit faire des bonnes affaires en achetant compulsivement des produits médiocres, inutiles mais peu onéreux et c'est ainsi qu'il comble son vide intérieur. Il mangera avec toutes sa famille dans une cafétéria sans âme où il s'empiffrera de frites surgelés et graisseuses à volonté. Même l'expression de « centre commercial » est en elle-même un oxymore, le centre commercial étant par essence excentré.
Poursuivons en évoquant les bâtisseurs de cathédrale : tailleurs de pierre, charpentiers et autres maîtres verriers. On sait que historiquement ces corps de métier, conscients de leur savoir-faire et de l'importance de sa transmission, se sont organisés en confrérie dont la plus connue est la franc maçonnerie, opérative à l'origine. Aujourd'hui, la franc maçonnerie spéculative, avec tablier et gants blancs, n'est plus que coterie, cooptation consanguine et réseau d'influence auquel il est bon d'appartenir pour les affaires juteuses qu'on peut y faire, notamment via l'implantation de supermarchés construits en panneaux préfabriqués à la va-vite et à durée de vie limitée. D'un point de vue architectural, le centre commercial comprend une galerie où on déambule en passant en revue fleuristes, coiffeurs et autres boutiques de vêtements tout comme on pouvait arpenter le déambulatoire des cathédrales où se trouvent les chapelles absidiales dédiées à tel ou tel saint. Dans le centre commercial, on finit par pénétrer le saint des saints, le supermarché proprement dit où les mannequins de cellulose ont remplacé les augustes statues en pierre et où les néons délivrent une lumière blafarde et artificielle qui n'est qu'un lointain écho parodique de la lumière du soleil filtrant à travers les vitraux de l'église. Le livre saint de la zone commercial est bien sûr le catalogue (avec le préfixe cata- comme dans catastrophe, cataclysme, catacombe). Il faut savoir que le catalogue Ikea est le troisième livre le plus publié derrière, pour encore un temps, la bible et le petit livre rouge de Mao. Enfin, si on se rend à l'église le dimanche, c'est le samedi qu'on se rend en pèlerinage dans la zone commerciale, en même temps que tous les autres, afin de toujours jouir de la tiédeur du troupeau. Les grandes fêtes traditionnelles du christianisme que sont Noël et Pâques sont aujourd'hui remplacé par les soldes d'hiver et d'été, comme deux ersatz de solstices consuméristes.
Les deux dernières cathédrales construites en France sont celles d'Évry et de Créteil. Dans les deux cas, on a bien sûr abandonner le plan canonique à croix latine pour opter pour des formes circulaires plus proche de la tradition byzantine que romaine. Les autorités religieuses catholiques, en cherchant à faire jeune, moderne et nouveau ont fait ériger des bâtiments qui ne dépareillent pas dans la hideur ambiante des villes modernes. A Créteil, le projet a porté le nom de « Cathédrale+ » rappelant Canal+, la chaîne du foot et des films pornos. S'en est aussi finit le temps des vitraux multicolores alors que les progrès techniques de notre temps auraient du permettre la réalisation de choses encore inédites pour notre époque.
Tentons maintenant de nous projeter quelques années dans le futur. L'avènement d'internet a permis depuis quelques années le développement exponentiel du commerce en ligne (avec notamment des entreprises comme Amazon, grand fleuve de marchandises qui inonde le marché ou femme se coupant un sein pour se battre comme un homme et ainsi se masculinisant). Les supermarchés et autres fast-foods s'actualisent avec le système de drive et de livraison (comme Uber Eats : des Übermenschen auto-entrepreneurs et primo-arrivants qui pour une misère livrent à vélo leurs sushis aux bourgeois-bohèmes des centre-villes gentrifiés). Ainsi, tout concourt désormais à ce que l'on reste bien au chaud dans son cocon douillet, son petit chez-soi cosy, son bunker safe-space, bien à l'abri de la jungle urbaine. Dans cet optique, quel avenir peut-on imaginer pour les zones commerciales ? La génération des baby-boomers reste attachés à ce mode de consommation et de déplacement physique en magasin pour acheter mais elle n'est pas éternelle. Nous pouvons intuiter un futur dystopique dans la continuité de l'époque présente où du télé-travail/bullshit job en livraison à domicile, nul ne serait plus obligé de quitter son domicile et serait ainsi confiné ad vitam æternam. Dans ce futur, les zones commerciales seraient remplacées par d'immenses zones logistiques complètement automatisées où il faudrait chercher longtemps avant de deviner l'ombre d'un bipède humanoïde biologique.