Ecran total
« La télévision joue avec le réel et met entre la vie et nous un écran sur lequel ne s'agitent que des ombres. »
Jacques Ellul, Le Bluff technologique, 1988.
C'était un de ces dimanches après-midis du début de l'automne. Il fait beau et presque chaud. Le ciel bleu est parsemé de ci de là de nimbus dérivant paresseusement d'un bout à l'autre de l'horizon. C'est un lac, artificiel comme il se doit en ces temps derniers mais le site n'en est pas moins dénué de charme. Il y a même là un port de voiliers de plaisance qui passent plus de temps à quai qu'à naviguer. C'est le rendez-vous des promeneurs qui, au sortir d'un déjeuner dominical trop long et trop lourd, vont se dégourdir les jambes et prendre un bon bol d'air. Nous y étions nous aussi, ni plus ni moins désœuvré qu'un autre.
Tout à côté du port, il y a un banc et sur ce banc, un couple de retraités étaient assis. Ils pouvaient jouir en toute quiétude du panorama. Lui, son portable bleu dans les mains comme s'il ne savait qu'en faire, pointé son regard de ci de là. Elle avait son portable rose comme il se doit. Elle y regardait une vidéo, sans doute le énième épisode d'une série sirupeuse. Elle était là, elle aussi, sur ce banc en ce bel après-midi du début de l'automne. Elle aurait pu profiter du paysage mais non. Elle regardait sa vidéo comme elle aurait pu la regarder chez elle, confortablement installée dans son canapé en cuir, un plaid sur les genoux, une tasse de chocolat à porter de main, devant son écran géant 16/9. Nous avons croisé le regard de l'homme un bref instant. Il su alors que nous savions. Il a détourné la tête. Il n'y a pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Cette observation, anodine en apparence, nous a amené à développer quelques réflexions sur cette objet : l'écran. Cet objet a progressivement envahi la vie d'un écrasante majorité de nos contemporains, il y a pris une place considérable, prépondérante et mortifère, signe des temps s'il en est. Comment en est-on arrivé là ?
I. L'accaparement progressif de l'attention
Naguère, et sans vouloir idéaliser le passé, le paysan vivait dans un monde restreint et clos dont l'étendue n'était tout au plus que de quelques lieux. De temps en temps venait un colporteur qui outre ses maigres articles distillait aussi quelques informations issues du monde extérieur. Le roi était mort mais son fils avait pris la couronne. Tout ceci n'avait guère d'influence sur la vie de notre paysan. Il se souciait plus du temps à venir que d'autres choses. C'était ainsi. Et puis vint le progrès. Là bas, de l'autre côté du Rhin, on imprimait la Bible et rapidement aussi d'autres livres. Les journaux firent leur apparition. Ils relataient les « nouvelles » d'ailleurs. On apprit à lire pour décrypter ces étranges signes cabalistiques. Dans le journal, c'était bien souvent la page des morts, les nécrologies, qui intéressait notre paysan. On passa ainsi de la pure oralité à l'écrit, première étape d'une solidification mondiale encore balbutiante. Ce fut ensuite la radio, la TSF, qui fit son apparition dans un nombre plus grand de foyers. Une voix, une musique, sortait comme par magie du poste, un gros meuble qui devint bientôt le centre du foyer, ou plutôt qui pris la place du foyer, de l'âtre où naguère, durant les longues soirées d'hiver, les vieux racontaient des histoires, des contes, venus du fond des temps et qu'ils tenaient eux-même de leurs aïeux. Avec la radio, les vieux se turent et les vieilles histoires furent oubliées. La voix dans le poste semblait venir de dieu lui-même. Il sembla alors, après l'écrit des journaux, gazettes et autres almanachs, qu'on fut repassé à une oralité mais c'était une oralité artificielle, technique, un simulacre. Vint aussi le téléphone, d'abord au bureau des P&T du village. On pouvait alors parler avec quelqu'un à l'autre bout de la France voire même au-delà. Petit à petit, cet outil dont la principale caractéristique est sa capacité à vous déranger envahit progressivement toutes les maisons ; d'abord les édiles : maires, curés, bistrots, puis le tout-venant. Il fut très vite du dernier chic d'avoir le luxe d'être importuné jusqu'au cœur même du foyer et tous eurent bientôt le téléphone à la maison. Au son vint bientôt s'ajouter l'image, d'abord dans un austère noir et blanc, très vite dans une explosion de couleurs criardes et vulgaires. Ainsi vint le temps de la télévision. Avec cet outil, la communication était à sens unique. On recevait la parole pseudo-divine et officielle. Toute la maisonnée se regroupait devant le poste comme les ouailles à l'église devant le curé pour assister à la grand messe télévisuelle du journal de 20h. On regardait ensuite le film, entrelardé de publicités entre deux séquences de propagande et de soft-power de l'industrie cinématographique. Certains ont, encore aujourd'hui, la télévision allumée en permanence même et surtout si personne n'y prête attention. Cela fait comme une présence nous dit-on dans un aveu d'un incapacité au silence, des fois qu'une vie intérieure se manifeste. Il ne faudrait surtout pas se mettre à réfléchir, à cogiter, cela serait bien trop dangereux pour tout le monde. Il est aussi des gens qui vous regardent d'un drôle d'air pour peu que vous leur confesser être incapable de disserter avec eux de la finale de la coupe de France de football de la veille pour la simple et bonne raison que vous n'avez pas la télévision. On a du mal à vous croire. Et quand ils vous demandent à quoi vous passez vos soirées, que vous répondez que vous lisez, les yeux s'écarquillent. C'est une chose qu'ils ne conçoivent même pas. On vous demande même quels magazines à votre préférence… Ainsi, bientôt, dans chaque foyer, il y eu et la télévision et le téléphone mais nous n'en sommes encore qu'au début de la fin.
Après l'âge de fer, l'âge du charbon et du pétrole vint bientôt l'âge du silicium, cet élément indispensable à la fabrication de composants électroniques. Le silicium, la silice, le sable : voilà bien un symbole de l'effritement mondiale historique. Le monde est comme usé, érodé par les intempéries, la pluie et le vent, en une tempête de sable planétaire. Il n'en restera bientôt qu'un désert mondial où encore, ça et là les derniers vestiges de l'humanité, tribus de chameliers malingres avec toujours une soif inextinguible tenaillant leurs entrailles. Le mot silicium vient du latin silex venant lui-même de l'indo-européen commun *(s)kel qui a le sens de « couper ». Le monde découpé en grains de sable dans une minéralité terminale.
De l'âge du silicium nous viennent les ordinateurs (ce qui ordonne (dans le sens qu'il vous plaira)) dont on ne sait que faire avant que n'adviennent les internets, réseau mondial de mise en relation. Les ordinateurs sont aussi appelés terminaux et ici encore, le sens de ce mot est limpide. Le dernier ou l'avant-dernier clou du cercueil humanitaire est le téléphone portable ou smart-phone. Avec le téléphone portable, on peut non seulement être dérangé chez soi mais aussi partout ailleurs, quoiqu'on fasse et en quelque lieu que se soit. Nous sommes désormais joignable en permanence. Le smart-phone, combinaison de téléphone portable, de télévision et d'ordinateur est la quintessence de la modernité. Ce téléphone est smart, c'est-à-dire malin en anglais. Une fois encore, le sens des mots ne laisse aucun ambiguïté possible. Nul ne semble prendre la véritable mesure de cette révolution anthropologique. On ne peut guère de nos jours échapper au progrès.
Le monde est désormais comme rétrécit. On peut se voir et se parler d'un bout à l'autre de la planète. Mais ce monde rétréci n'est plus le monde mais plutôt l'image d'un monde parallèle au notre, un monde qui ressemble au notre mais n'en est qu'une parodie, un simulacre et un spectacle.
Pour l'anecdote, disons juste que de nos jours ne pas avoir de smart-phone semble le comble de l'arriération. Nous résistons encore pour quelques temps encore, contre le monde.
Nous finirons cette partie en citant quelques chiffres, éloquents par eux-mêmes et n'appelant guère plus de commentaires de notre part.
Ainsi, en 2019, 77 % des français de plus de douze ans sont équipés d'un smart-phone. En 2017, 93 % des français sont des internautes. En 2006, il y avait en moyenne 1,8 téléviseurs par foyer et le temps de visionnage était en moyenne de six heures par jour. D'une façon plus générale, en 2024, les français passe en moyenne 4h37 par jour devant un écran.
Citons enfin Georges Bernanos qui écrivait prophétiquement : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration contre toute forme de vie intérieure. » Tous les outils que nous avons évoqués, toute cette technologie est un des moyens de cette conspiration.
II. De quoi l'écran est-il le nom ?
Un écran est une surface en deux dimensions, qui peut afficher du texte, des images fixes et animées. Pour enregistrer une vidéo, il faut une caméra. La caméra est un œil électronique. Il serait faux de croire à l'objectivité d'une caméra. Tout ce qui est filmé devient de facto un film et est de facto mis en scène. Dès qu'une personne se sait regardée par quelqu'un d'autre, à fortiori dès qu'elle se sait filmée, son comportement change. L'observateur influence toujours l'observation. Il n'est jamais neutre. Sa simple présence à une influence sur l'observation. L'objectivité n'existe pas. On pourrait faire à raison une analogie avec un des postulats de la mécanique quantique : « La mesure modifie l'état du système quantique mesuré de manière à faire disparaître les probabilités qui ne sont pas réalisées. » En d'autres termes, plus prosaïques, tout observateur a une influence sur l'observation. Observer, voir, filmer modifie ce qu'on observe, voit et filme. Toute vidéo est un film, c'est-à-dire un spectacle, une mise en scène, une réalité contrefaite, un simulacre, une ombre portée sur un mur : l'écran, qui donne ainsi une image fallacieuse du monde.
On peut aussi souligner l'emploi du préfixe « télé », signifiant « à distance », dans des mots comme télévision ou téléphone. Cette distance est celle qui existe entre le réel et son simulacre. En d'autres temps, parler et voir à distance, puisque c'est de cela qu'il s'agit, auraient été pris pour de la sorcellerie ou des pratiques magiques. La complexité croissante de ces appareils fait que le commun des mortels n'a plus aucune idée de la façon dont ils fonctionnent et il retrouve avec eux des croyances animistes. Des esprits se logent dans ces machines et il faut se les concilier si l'on veut qu'elles fonctionnent correctement. Nous avons été tous témoins de suppliques et prières que professent certaines personnes lorsque un de leur appareil dysfonctionne. Elles leur parlent en leur demandant gentiment de fonctionner. Qui n'a jamais demandé à Titine, leur vieille automobile, de bien vouloir démarrer par un froid matin d'hiver ? Il y a là comme une anthropomorphisation des machines, peut-être un préambule à la réification, à un réimorphisme voulu par les tenants du transhumanisme. La troisième loi de l'auteur de science-fiction Arthur C. Clarke stipule que « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie ». Magiques paraissent donc ces écrans et téléphones portables qui nous permettent de voir et de parler à quelqu'un à l'autre bout du monde. Tous nos contemporains ont ainsi dans leur poche une boule de cristal. On sait bien que cet accessoire de pseudo-voyance peut aussi servir de prisme décomposant la lumière du soleil en arc-en-ciel et que c'est là un des attributs traditionnels du malin (le diviseur). La boule de cristal peut aussi servir de support à l'hypnose comme relaté par Théodore Flournoy dans « Des Indes à la Planète Mars, Étude sur un cas de somnambulisme avec glossolalie » en 1900. (Nous reviendrons plus en détail sur l'état hypnotique qu'induit l'écran dans les parties suivantes.) On peut aussi s'attarder un instant sur cette notion de clairvoyance même si le mot nous semble ici suspect. Nous parlerions plus volontiers de « sombrevoyance », un néologisme qui à notre avis décrit mieux le phénomène.
On peut aussi considérer à juste raison que l'écran n'est qu'un outil parmi d'autres, ni bon ni mauvais en soi mais c'est faire bien peu de cas de l'homme qui n'en aura jamais fini, semble-t-il de tomber de plus en plus bas et de laisser parler en lui les bas instincts, les instincts issus du bas-ventre, de sous la ceinture.
Une autre considération possible est de celle de prendre le mot « écran » pour ce qu'il signifie initialement. Étymologiquement, il viendrait du moyen néerlandais « scherm » qui signifie clôture, grille, paravent. Le paravent sert à dissimuler quelque chose, en l'occurrence le monde réel. La grille s'interpose entre l'homme et le monde comme les barreaux d'une prison et lui fournit clef en main une grille de lecture du monde, bien sûr orientée. Enfin, l'écran est clôture en ce sens que, comme les œillères des chevaux, il rétrécit le champ de vision, il le focalise en un mince faisceau, lui faisant oublier tout le reste, il est une loupe déformante. Il l'empêche de s'élever au dessus de l'écume des choses, de leur superficialité. Il l'empêche d'avoir l'œil de l'aigle qui plane au dessus des contingences matérielles, piteuses et médiocres.
Enfin, il existe en français des expressions idiomatiques très parlantes : ne dit-on pas faire écran pour dire qu'on cache quelque chose ? L'écran, en montrant ce qu'il veut, occulte tout le reste. On parle aussi « d'écran de fumée », toujours en vue de dissimulation. Pour conclure, de nos jours, c'est « l'écran total » qui vise à bloquer l'action des rayons du Soleil sur notre épiderme. Ainsi, symboliquement, l'écran bloque notre accès au Soleil, à la lumière et à la transcendance.
III. Hypnose
Cet accès illimité aux écrans n'est pas sans s'accompagner d'un certain nombre de dysfonctionnements, tant physiques que mentaux chez ceux qui en usent et abusent.
Passons rapidement sur les effets physiques induits par une sur-consommation d'écran. On a aujourd'hui un peu de recul sur les troubles musculo-squelettiques qui peuvent apparaître chez les drogués de l'écran : syndrome du canal carpien, syndrome du text-neck qui désigne les douleurs à la nuque et au dos provoquées par la posture de l'usager, visage penchée vers l'écran pendant des heures. On croise même en ville des gens marchant dans la rue le nez collé à leur téléphone et donc peu sensibles et conscients du monde urbain et de ses dangers qui les entourent. On a qualifié ces personnes de smombies, anglicisme et mot-valise formé à partir de smart-phone et de zombies. On ne compte plus les accidents qu'ils causent et dont ils sont victimes. Autre mot-valise que l'on peut relever est celui de de phubbing formé à partir de phone et de snubbing (snober, ignorer). Il désigne l'acte d'ignorer les gens présents autour de vous pour se concentrer sur son téléphone. Nous avons tous l'image d'un groupe de jeunes gens attablés ensemble à une terrasse de café, chacun le nez sur leur téléphone et n'échangeant pas un mot entre eux. Peut-être communiquent-ils par texto malgré leur proximité ? Le téléphone, outil de communication qui entrave la communication directe, les yeux dans les yeux. Nous avons là un comportement qui relève de l'addiction, d'un autisme numérique, d'une drogue virtuelle. Symboliquement, le fait de devoir baisser la tête vers l'écran plutôt que de mirer les nuées est aussi très parlant. Nous préférerons toujours quelqu'un qui baye aux corneilles à celui qui baisse la tête.
On sait maintenant que la lumière émanant des écrans est néfaste pour l'œil et derrière lui le cerveau. Cette lumière est qualifiée de lumière bleue. Elle a pour caractéristique d'être une lumière à spectre discontinu. Cela signifie que, contrairement à la lumière naturelle, cette lumière artificielle ne contient pas en elle tout le spectre des couleurs qui va du rouge au violet mais seulement des couleurs données qui se combinent entre elles et donnent ainsi l'illusion d'un ensemble de couleurs continues. C'est une lumière numérique, discrète dans le langage mathématique, c'est-à-dire un découpage du réel en fines tranches. Ce problème du découpage du réel se retrouve d'ailleurs dans la musique enregistrée et compressée. Nous vivons dans un monde de plus en plus numérique, de plus en plus découpé en tranches de zéros et de uns, un monde éparpillé façon puzzle. Dans cette technologie du numérique qui consiste à découper le réel nous pouvons voir, là encore, un symbole, un signe des temps, un temps du règne du prince de ce monde, le grand diviseur. On sait aujourd'hui quel effet néfaste peut avoir cette lumière bleue d'un point de vue ophtalmique. Les oculistes ont encore de beaux jours devant eux. Si ces effets s'arrêtaient à l'œil, cela serait déjà grave mais il y a pire. Derrière l'œil, il y a le cerveau et cette lumière a, ici encore, des effets neurologiques délétères notamment en ce qui concerne le rythme circadien. On sait que notre corps et toutes nos activités corporelle et cérébrale sont rythmées par une horloge interne qui se cale quotidiennement sur la lumière du jour et l'alternance jour/nuit. On retrouve là, soit dit en passant, l'idée des anciens que l'homme est un microcosme. À l'horloge solaire correspond une horloge interne corporelle. On comprend aisément qu'une perturbation du rythme circadien due à une exposition prolongée à la lumière bleue artificielle peut entraîner des perturbations du sommeil et se répercuter sur la santé en général. Si les effets de la lumière bleue sur l'homme sont connus et documentés, il est un autre domaine où nous ne disposons pas encore du recul nécessaire pour appréhender les tenants et aboutissants. Nous voulons parler là des ondes électromagnétiques. Nous baignons tous dans un flux constant d'ondes. Elles sont émises par les fils électriques, téléphoniques, les antennes relais, les éclairages artificielles, la wi-fi, etc. Cette situation est totalement nouvelle dans l'histoire de l'humanité. En quelques décennies, l'atmosphère s'est retrouvée saturée d'ondes qui elles-mêmes nous traversent sans cesse. Qui peut aujourd'hui dire les effets que ce bain électromagnétique peut avoir sur le corps humain et au point de vue neurologique ? On a certes parfois évoqué des cas d'hypersensibilité aux ondes chez certaines personnes mais ce n'était bien souvent que pour les tourner en ridicule. Au stade où nous en sommes, nous ne savons pas et quand nous saurons, il sera trop tard pour faire machine arrière. Cette pollution électromagnétique est étonnement peu aborder par ceux qui se disent défendre la cause écologique. Il y a là probablement un indice sur ce qui reste de la sincérité de la faible politicaillerie qui tient encore mollement les rênes du pouvoir.
Venant en maintenant aux effets de l'écran d'un point de vue psychologique et neurologique. Il est maintenant évident qu'un usage immodéré du téléphone met en jeu des phénomènes en tout point similaire à l'addiction au sens large. On a affaire à des drogués du téléphone qui souffrent bien souvent de ce qui a été qualifié de nomophobie (no-mobile-phone-phobie), la peur irrationnel d'être privé de l'accès à son téléphone, comme peut l'être un drogué privé de sa drogue. Si tous les utilisateurs de téléphone portable ne sont pas affectés à ce point, il nous semble néanmoins que tous auraient bien du mal à se passer de cette outil pour une journée où une semaine. Certains s'étonnent qu'on ait pu, à une époque, vivre sans ces moyens de télécommunications. C'est faire montre de bien peu de réflexion. Le progrès s'accompagne toujours d'un prix à payer. L'habileté des marchands est aussi de rendre indispensable ce dont on s'était fort bien passé jusqu'alors. Notre époque est friande en forgeage de nouveaux mots, pour dire la nouveauté, l'inédit, la société qui avance et invente. Il y a ainsi le syndrome fomo (fear of missing out : la peur de rater quelque chose). Ce syndrome se traduit, encore une fois, par une peur irrationnelle, fabriquée et entretenue pourrait-on dire, de rater quelque chose qui advient en ligne, aussi ridicule, médiocre et futile qu'elle puisse être. Ainsi, c'est la peur de ne plus faire partie de la communauté, du troupeau vulgaire de suiveurs qui interagissent, commente et « aime » tel ou tel contenu. Comme chez un drogué, l'utilisateur compulsif du téléphone voit sa manière d'être au monde altérée et subit quotidiennement une sur-stimulation mentale dans l'avalanche de nouveaux contenus, de nouvelles tendances éphémères dont il faut impérativement prendre connaissance. Il va de soi que les « créateurs de contenus » sont bien conscients et assument d'être des espèces de dealers numériques, ils fabriquent à la chaîne de nouveaux virus neurologiques, de nouvelles molécules numériques et psychoactives à la durée de vie hautement limitée dans une course à l'armement sans fin afin de capter l'attention du public qu'ils visent. L'internet semble un puits sans fond, un tonneau des Danaïdes d'où se déversent en continu des informations, images, contenus et vidéos, toujours nouveaux, hautement périssables et aussitôt remplacés par d'autres. Ici, l'obsolescence programmée est comme son nom l'indique programmée mais aussi présupposé de fait et ainsi nullement remis en question. Ce n'est plus la marche du progrès mais une course sans fin ni but, un marathon infini à l'allure de sprint. On avance pour avancer, car il faut bien avancer. On ne peut pas s'arrêter et se tenir coi, n'est-ce pas ? Certaines études récents en la matière montrent une modification dans la morphologie du cerveau chez ces drogués du téléphone. La densité de matière grise et de substance blanche change. Comme chez un drogué classique, les circuits de récompense du cerveau sont surstimulés et ainsi, dans un cercle vicieux bien connu, le mal entretient le mal. Il faut une dose toujours plus forte au drogué pour éprouver les mêmes sensations. Ainsi, ces personnes voient leur cerveau transformé et comme reprogrammé. On sait que, par exemple, l'alcoolisme peut à terme détruire le cerveau et il semble que l'addiction au téléphone en prenne aussi la voie. Dans quelques années ou décennies, on verra peut-être se traîner ses accrocs au portable, ses smombies, le cerveau complètement brûlé par leur addiction. L'ergonomie vise, entre autres, à faciliter l'utilisation d'un outil par l'homme par exemple en proposant une poignée d'outil facile à prendre en main. On a ici une inversion complète du concept, une ergonomie inverse, une anti-ergonomie : c'est maintenant à l'homme et à son cerveau de se modifier et de s'adapter à l'usage immodéré du téléphone portable. L'homme devient l'esclave et forge lui-même ses chaînes qui, pour être dorées, n'en sont pas moins des chaînes.
Évoquons enfin le doomscrolling (défilement morbide) qui consiste à perdre un temps fou sur son écran à faire défiler par exemple des vidéos courtes, de l'ordre de quelques secondes. Passons d'abord sur ce mouvement du pouce, ce pouce opposable aux autres doigts qui a fait, quelque part, l'homme. Ce pouce en est maintenant réduit à faire défiler des vidéos sur son téléphone et bientôt on verra advenir une épidémie de tendinite du pouce… On visualise une quantité de vidéos divertissantes, intrigantes, voire même choquantes sans aucune prise de recul.
Ces vidéos ont un montage toujours plus rapide et à la durée des plans toujours plus courtes. Cela frise bientôt et dépasse l'épilepsie visuelle. Certains, abrutis et biberonnés à cette vitesse infra-humaine ne peuvent plus se concentrer sur un simple discours posé et regardent et écoutent en accéléré. Ils accélèrent le temps, le défilement du temps dans un excès toujours plus grand de surstimulation. À ce titre, il est patent que, entre 1935 et 2005, la durée moyenne des plans dans les films est passée de 25 à 2,5 secondes. On pourra bien sûr argué que cela est du au progrès technologiques et au style de films à la mode selon l'époque, il n'en reste pas moins que nous voyons là un symptôme, un signe des temps, un signe de l'accélération terminale des temps.
Ainsi, on consomme comme un tonneau des Danaïdes inversé, un puits sans fonds qui jamais ne se remplit, un trou noir qui aspire tout le contenu possible et inimaginable et surtout on ne s'interroge jamais sur ce qu'on vient de voir. Ces gens ont comme une peur viscérale de leur vacuité intérieure qu'il leur faut remplir à tout prix. On croise aussi des gens qui, dès lors qu'ils se retrouvent seuls, ne peuvent se passer d'écouter la pseudo-musique actuelle, déjà bientôt entièrement produite sans qu'aucun humain ne soit intervenu. Ces gens vivent dans la terreur de se retrouver seuls face à eux-mêmes et à leur vide intérieur. Ils se soumettent à une cacophonie, une stimulation incessante pour ne pas entendre leur petite voix intérieur, leur petite musique et entendre ainsi leur médiocrité. Ainsi, on passe à la vidéo suivante dans une boucle sans fin. Nombre de sites et de plateformes intègrent cette fonctionnalité de faire défiler à l'infini une page. Dans cette compulsion, on croit nourrir le cerveau de contenus sans cesse renouvelés et nouveaux. On le gave en fait d'immondices dans un comportement morbide, une boulimie sensitive, une boulimie numérique. Extérieurement, ces individus semblent couper du monde réel et vivre dans un monde virtuel de surstimulation et de fascination. Tout leur temps, toute leur énergie ne servent qu'à alimenter leur bête intérieure à la faim inextinguible. Ils en sont l'esclave. On peut parler aussi de brain rot, d'abrutissement numérique, d'écervelage, d'altération des fonctions mentales qui ressemblent fort à un lavage de cerveau.
Il nous semble que l'on peut dire à ce stade que les utilisateurs compulsifs d'écran sont dans un état de fascination de d'hypnose. Étymologiquement, le mot hypnose nous vient en droite ligne du grec ancien hypnos qui signifie sommeil. Le mot en lui-même signifie « qui provoque le sommeil ». Au milieu du dix-neuvième siècle, sous l'influence du spiritisme, le terme « sommeil magnétique » était parfois utilisé. On pourrait dire de nos jours que l'hypnose induit par l'écran est un sommeil électromagnétique, électronique, informatique ou même numérique. Dans la mythologie grecque, Hypnos est le dieu du sommeil et il peut endormir les hommes et les dieux en les touchant avec sa baguette magique. De nos jours, c'est nous-même qui touchons du doigt l'écran qui nous hypnose et nous endort. L'état de conscience d'un drogué de l'écran est de fait modifié. L'écran a sur lui l'effet que peut avoir le serpent Kaa du livre de la jungle de Rudyard Kipling. L'écran le coupe de la réalité. Il devient alors un smombie marchant le nez collé à son téléphone en faisant défilé à l'infini du contenu. Il est comme tombé dans le terrier du lapin d'Alice au pays des merveilles et sa chute sans fin, toujours plus bas, plus abruti, abêti, ahuri, écervelé et réduit au rand de consommateur, de con-so-mateur de contenus, de bouche avide et de puits sans fond. Il est si vide à l'intérieur qu'il doit comme un boulimique numérique se remplir encore et encore dans une soif sans fin de nouveautés, de buzz, de clashs, de dramas, dans un besoin de stimulation permanente pour se sentir quelque peu vivant, c'est-à-dire vivant des émotions fugaces et passagères que le monde réel ne luis apporte plus.
IV. De l'autre côté du miroir
Tout comme Alice passe de l'autre côté du miroir (Lewis Caroll, 1871), l'écran nous semble bien un seuil, une porte à travers laquelle on peut passer d'un monde à un autre. Mais cet autre monde, ce monde parallèle, diffère par bien des points de notre monde réel. C'est un monde où il faut courir très vite pour rester au même endroit, où il faut scroller à l'infini pour ne rien rater et rester connecter. Dans ce monde parallèle, on peut rencontrer la reine rouge, prompte à la colère (« Qu'on lui coupe la tête ! »). C'est elle qui crée le bad buzz, le drama, cette viralité négative qui peut rattraper une personne et la mettre au pilori. Ainsi, combien de vieilles gloires n'ont-elles pas fait l'objet d'accusations rétroactives sur les réseaux dit sociaux. Tout ceci n'est bien sûr qu'écume à la surface des choses, le principe étant qu'on parle, en bien ou en mal, et tant qu'on parle, qu'on s'intéresse et se penche sur ces êtres insignifiants, on est diverti des vrais questions légitimes que notre existence induit. Le « marketing de la reine rouge » est défini comme une pratique commercial visant à lancer de nouveaux produits et/ou services afin de remplacer des produits et/ou services ayant échoués à trouver le succès. Ainsi, vague après vague, l'écume d'hier n'est plus celle d'aujourd'hui et ne sera pas celle de demain. Chaque jour appelle la nouveauté, la nouvelle tendance temporaire et jetable, le nouveau buzz à durée de vie hautement limitée. C'est le règne de l'éphémère superficiel. L'objectif étant de capter l'attention en permanence, de ne jamais laisser le temps de prendre du recul pour séparer le bon grain de l'ivraie. Prendre du recul vis-à-vis de l'écran, c'est se reculer physiquement, décoller le nez de l'écran. Entre alors dans notre champ de vision tout ce qui entoure l'écran, c'est-à-dire le monde réel. Plus loin dans l'ouvrage, au troisième chapitre, Alice traverse « le bois où les choses n'ont pas de nom ». Le monde parallèle derrière l'écran est aussi un monde de pseudonymes et d'anonymes. Qui n'a plus de nom n'a pas plus d'identité. Tous les avis se valent, paraît-il. Dans le monde parallèle, chacun est encouragé à s'exprimer via des commentaires. Dans cette cacophonie digne de la tour de Babel, bien souvent les commentaires ne sont que l'expression d'une médiocrité creuse. Ce monde parodique se veut démocratique. C'est la dictature de la masse, de la foule où l'intelligence de la somme n'est pas la somme des intelligences mais plutôt le plus petit commun multiple (le PPCM en mathématiques), c'est-à-dire ce sur quoi tout le monde s'accorde et cet accord ne peut se faire que par le bas, par les idées toutes faites les plus générales et convenues. En marketing, c'est l'engagement du consommateur qui est recherché tout comme dans l'écran. Cette démocratie numérique mérite à notre humble avis le mot de médiocratie : le pouvoir aux médiocres. Sans nom ni identité, vous n'êtes plus personne et vous pouvez ainsi exprimer votre moi le plus vil. Tout ceci n'a bien sûr pas d'autre intérêt que de vous occupez, de vous engagez, de capter votre attention et de vous divertir des questions essentielles. On a même baptisé cette science de l'engagement du nom de captologie.
Au chapitre VII, Alice rencontre Humpty Dumpty, un œuf vivant assis sur un mur. S'en suit un dialogue portant sur le sens des mots. « Quand j'utilise un mot, dit Humpty Dumpty avec un certain mépris, il signifie exactement ce que j'ai décidé qu'il signifie, ni plus, ni moins. » Quand Alice lui demande comment on peut donner autant de sens différents à un mot, Humpty Dumpty répond : « La question est de savoir qui est le maître, c'est tout. » C'est d'une limpidité éloquente. Notre époque se plaît à jouer avec les mots et leur sens et ainsi avec les esprits car nous pensons avec des mots. Notre époque use et abuse de pléonasmes (« tri sélectif ») et d'oxymores (« intelligence artificielle »). Qui maîtrise les mots et leur sens, qui maîtrisent le discours et les armes du langage maîtrisent les esprits. Ce contrôle des mots, de la sémantique, cette manie à inverser le sens ou à vider un mot de tout son contenu comme on vide un poisson dont on jette les viscères au fil de l'eau, ce contrôle, disons-nous, est la loi du monde parallèle derrière l'écran. Ce monde ressemble au notre à première vue mais un examen plus attentif nous révèle de subtiles différences qui font, justement, toute la différence. Ce monde parallèle est parodie et simulacre. Le diable est, parait-il, dans les détails.
Dans ce monde falsifié s'agitent des « influenceurs » et autres « créateurs de contenus » qui ont pour but d'influencer les esprits à l'aide de contenus pleins de vide. Ils ne sont là que pour divertir, pour détourner l'attention et faire perdre du temps à ceux qui les regardent. Comme dans le domaine de la recherche scientifique, c'est ici aussi « publier ou périr ». Le pseudo-sacro-saint algorithme dicte la bonne manière de faire même si personne, au fond, ne sait comment il fonctionne. C'est un hermétisme moderne et dégénéré. On sacrifie tout à ce nouveau pseudo-dieu qui, tel un enfant boudeur et lunatique, fait et défait les carrières. L'algorithme est une boîte noire, le pseudo-saint-des-saints, où nul ne pénètre jamais mis à part ses grands prêtres. Au final, il est peut être tout simplement vide et cette boîte noire une usine à gaz ayant, tel la créature de Frankenstein, échappée au contrôle de ses créateurs, les grand sorciers de l'informatique.
Tel Alice de l'autre côté du miroir, il existe un grand nombre d'œuvres profanes qui peuvent nous alerter sur les chausse-trapes inhérentes à l'écran. Le paradoxe qui veut que nous ne pouvons en prendre connaissance qu'à travers l'écran n'en est que plus ironique. La critique du spectacle, c'est encore du spectacle. Il y a l'adversaire. Il tient entre ses mains les armes censées le combattre.
Ainsi, la série télévisée Au delà du réel des années soixante. Avant même d'aller plus loin, le titre de cette série en lui-même est déjà parlant : derrière l'écran, nous sommes bien au-delà du réel. Son accroche est, elle aussi, limpide : « … Nous pouvons aussi bien vous donner une image floue qu'une image pure comme un cristal. Pour l'heure qui vient, asseyez-vous tranquillement. Nous contrôlons tout ce que vous allez voir et entendre. Vous allez participer à une grand aventure et faire l'expérience du mystère avec « Au delà du réel ». » Le spectateur est ainsi appelé à se laisser hypnotiser par l'écran. Plus proche de nous est la série anglaise Black mirror. Ici encore, le titre est parlant. L'écran est ce miroir noir, noir en sa capacité à refléter la part d'ombre de notre société. Le temps que nous passons devant ce miroir est perdu mais nous y revenons sans cesse comme un drogué vers sa dose même s'il sait qu'in fine cela ne lui fait pas du bien. Cette série, en poussant juste un peu plus le curseur dans le mauvais sens, nous montre quels liens délétères existent entre l'écran et l'œil, comment ils s'influencent l'un l'autre, et bien trop souvent pour le pire, le matériel humain étant de nos jours bien trop dégradé pour espérer qu'il ne sorte de ce lien quoi que ce soit qui élève plutôt qu'il ne rabaisse. Cette série, avec toutes les qualités dont elle fait preuve, n'en reste pas moins un série que l'on regarde à travers un écran. On retrouve là un point commun entre l'écran et le capitalisme. Celui-ci intègre et digère ses propres critiques pour en faire une marchandise comme une autre, comme un t-shirt à l'effigie de Che Guevara. L'écran a lui aussi la capacité de digestion et d'absorption de ses critiques. Son omniprésence est elle que plus rien ne semble possible en dehors de l'écran.
Si on se penche quelque peu sur les statistiques de la consommation d'écran, on constate que le flux d'information est constitué à près de 80 % de vidéos et qu'un tiers du contenu total a pour sujet la pornographie. L'écran, et ceux qui sont derrière l'écran, flatte nos bas instincts et frappe sous la ceinture. Les actrices de contenus pour adultes, comme on dit par fausse pudeur, sont devenues des peoples comme les autres, toute cette faune artificielle et parasites de gens connus pour être connus.
Avec l'avènement de l'oxymorique intelligence artificielle capable de créer des vidéos, nous en sommes à un point où tout ce qu'on voit paraît suspicieux. Saint Thomas l'incrédule, qui ne croyait que ce qu'il voyait, est dépassé. Désormais, on ne peut plus croire en rien. Tout est ou peut être scénarisé et artificiel, sorti des tréfonds d'une machine par définition sans âme même si ce qu'on voit à l'écran peut sembler incarner une beauté ineffable et parfaite. Nous en sommes à traquer l'imperfection comme indice de réalité. Seuls les anges sont symétriques et ils ne sont pas de ce monde. Ce qui passe ainsi par l'écran et qui a remplacé la presse papier est aussi l'information en général, ce qu'on qualifie de nouvelles, de news. Là encore, c'est le règne de l'éphémère. Toute nouvelle doit être nouvelle et inédite. Sa véracité importe peu. La date de péremption d'une nouvelle est de l'ordre de quelques minutes. Il existe des chaînes (encore une fois les mots ont un sens) d'information en continu qui, 24h sur 24, débitent un flot ininterrompu de nouvelles, reportages, débats stériles et commentaires de pseudo-experts autoproclamés de plateaux télé. Le but de ces chaînes est bien d'abrutir et de gaver son spectateur. On lui donne clef en main des pensées toutes faites qu'il pourra faire siennes et répéter comme un perroquet à la machine à café. On insiste aussi sur toutes les mauvaises nouvelles que l'on monte en épingle. On en fait des tonnes et bien souvent la montagne accouche d'une souris. L'important est de capter l'attention. La peur est un puissant outil de contrôle. Il est bien plus facile de manipuler et de gouverner par la peur et la division que par tout autre moyen. On désigne un bouc émissaire sur lequel vont se cristalliser tous les ressentiments et ainsi, on peut mener le monde par le bout du nez.
L'écran est le pourvoyeur par excellence du divertissement. On divertit la masse, on divertit son attention à grand coups de projecteurs sur des sujets insignifiants pendant que les vrais questions ne sont même jamais évoquées. Le recul, la réflexion, la mise en perspective, la prise de hauteur : toutes ces notions sont impensables avec l'écran. C'est le règne de la nouveauté et du futile. L'œil de la masse est comme une gueule avide et béante et l'écran y déverse un flot continu et ininterrompu de contenu insipide, une soupe d'informations sans odeur ni saveur, sans queue ni tête.
Les noms mêmes des géants de l'écran, des anti-ogres qui gavent les yeux à défaut de gaver des oies, les noms des Gafam sont pour certains déjà très parlant en eux-mêmes. Google viendrait de gogol qui, outre son sens très familier d'idiot, est aussi le nom d'un nombre qui vaut dix à la puissance cent, c'est-à-dire un 1 suivi de cent zéros. On a la à la fois un nombre très grand, parodie de l'infini, en même temps qu'un mot signifiant idiot : c'est la masse abrutie par excellence. Mais google a aussi une certaine affinité avec le terme anglais de goggles qui signifie lunettes. Ces lunettes servent à voir mais peut-être sont-ce aussi des lunettes pour mieux voir les utilisateurs. On peut en effet connaître beaucoup de choses sur une personne en connaissant ses requêtes de recherche. C'est un peu « dis moi ce que tu cherches, je te dirais qui tu es ». Pour l'anecdote, on ne compte plus les affaires criminelles où le principal suspect a été confondu par ses recherches comme par exemple « comment se débarrasser d'un corps ». Il serait très naïf de croire que toutes les requêtes de recherche ne sont pas d'une façon ou d'une autre utilisées dans des buts inavouables. On a coutume de dire, avec raison : « Si c'est gratuit, c'est que c'est toi le produit. » Passons là en disant que si on est passé du moteur immobile au moteur de recherche, c'est qu'on a bien perdu quelque chose.
Apple est quant à elle la pomme croquée aux couleurs de l'arc-en-ciel préludant la chute de l'homme. Nous n'en dirons pas plus. Facebook est une source ouverte pour toutes les agences de renseignement du monde. Elle s'est transformée en Méta, littéralement nous sommes déjà dans l'au-delà de l'écran. Amazon est un fleuve sans fin de consommation, tonneau des Danaïdes déversant dans l'océan un flux ininterrompu de boues et d'immondices avec au passage un clin d'œil aux féministes. Microsoft (que l'on pourrait traduire avec malice par « très petit mou ») est un système d'exploitation. La question est de savoir ce qui est réellement exploiter. Twitter est une immense cacophonie de gazouillis en cent quarante caractères. Essayez donc d'exprimer une pensée profonde en cent quarante caractères. Instagram, c'est le règne de l'instant qui ne pèse guère plus qu'un gramme. Discord porte bien son nom. Tiktok avec ses vidéos de quelques secondes a le nom d'un trouble obsessionnel compulsif. Nous pourrions poursuivre ainsi cette lamentable litanie encore longtemps. Toutes ces entreprises, toutes ces applications portent des noms qui, à bien y regarder, disent ce qu'elles sont réellement. La bête n'avance même plus masquée. Il n'est plus loin le temps où, dans les rayons des supermarchés, un rayon « merde en boîte » verra le jour. Et les gens se les arracherons comme du nutella. Comme l'écrivait Louis Ferdinand Céline : « La merde a de l'avenir. Vous verrez qu'un jour on en fera des discours. »
Avant l'avènement de l'écran, avant l'envahissement du monde par l'écran et son occultation, rien ne venait s'interposer entre un individu et le monde qui l'entoure. Il n'y a pas si longtemps, pour un paysan de la France profonde, l'univers connu se résumait à sa vallée, son pays et son canton qui ne s'étendait guère à plus d'une journée de marche. Son pays, il le connaissait, il l'habitait et y était ancré, enraciné. Avec l'écran, le monde connu s'est en même temps agrandi et rétréci. On peut dialoguer avec quelqu'un à l'autre bout du monde, on peut voir ce qui s'y passe mais cette semblance d'omniscience, d'omni-location ne peut se faire qu'au travers de l'écran et celui-ci n'est jamais neutre. Tout ce qui est filmé devient de facto un film. Le monde, agrandit et rétréci, se confond désormais avec sa représentation. C'est une fiction, une parodie, un simulacre, un spectacle. Nous sommes passé de la société du spectacle au spectacle de la société. Le monde IRL nous semble bien irréel. De plus, on peut constater de nos jours une fracture entre ce que nous montre l'écran et ce qui reste une fois celui-ci éteint. Pour peu qu'on vive un peu à l'écart, à la campagne et loin des villes et que notre milieu social soit plus près de la terre, le monde perçu à travers l'écran, ce monde urbain, ne semble pas être le même que le notre. Pour un peu, c'est un genre de dissonance cognitive qui apparaît entre notre monde réel et le monde parallèle de l'écran. Ils semblent disjoints, issus de deux réalités différentes. Un autre écueil possible de l'écran est un certain effet de loupe. L'écran peut se focaliser sur un certain point et passer sous silence tous les autres dont l'existence même en viendrait à être contester. À force de ne faire que regarder à travers un écran, on en viendrait presque à croire que tous les trains ont du retard. De même, en fonction de nos centres d'intérêts, opinions religieuses ou politiques ou même plus généralement de notre vision du monde, nous trouvons toujours dans l'écran des contenus confortant ses opinions et idées et nous pouvons alors être pris et coincé à l'intérieur d'une boucle algorithmique où ne nous est proposé que des contenus qui peuvent potentiellement nous intéresser, avec lesquels nous partageons des points de vue similaires et qui nous confortent ainsi dans le bien fondé de nos idées. Tout cela bien sûr toujours dans une optique d'engagement du client. Tout ce qui ne correspond pas à notre ligne est évacué, mis sous le tapis et invisibilisé. L'écran agit donc comme un trompe-l'œil géant, un miroir déformant qui déforme à la fois celui qui s'y mire mais aussi tout l'arrière plan, tout le monde dans lequel nous vivons.
V. Plus près de toi, saigneur d'yeux
À ce point de notre modeste étude, nous croyons avoir mis en évidence le caractère totalement subjectif de ce que transmet l'écran. Néanmoins, ceci n'est encore qu'un début. Car, non content de déformer notre perception du monde, l'écran, in fine, influence aussi son observateur. Le miroir déformant modifie l'image qu'à l'observateur de lui-même. Tout démarre de la détestable et narcissique mode des selfies qui consiste à se prendre en photo compulsivement, à réaliser à l'aide de l'écran un auto-portrait pour ensuite le diffuser sur les réseaux dits sociaux afin de se montrer au monde, d'intégrer ce monde parallèle derrière l'écran. Tout ceci n'irait pas déjà sans heurts sans l'adjonction de filtres soi-disant mélioratifs surimposés à ces auto-portraits. On peut au choix s'enlaidir ou s'embellir, se rajeunir ou se vieillir ou même se transformer en temps réel en une tout autre personne et changer complètement de visage. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre dans la foulée quels dégâts psychologiques sont induits sur ceux qui usent et abusent de tels artifices. L'époque a nommé ceci la « dysmorphie snapchat ». La différence existant entre notre vraie image et celle renvoyées par l'écran ne peut-être qu'à l'origine de troubles mentaux et autres névroses, voire psychoses. Certains n'hésitent même plus à avoir recours à la chirurgie esthétique afin de ressembler enfin à l'image que leur renvoie l'écran. Un pas de plus est franchi avec les influenceurs virtuels. Nous avons ici affaire à de fausses vraies personnes, plus vraies que nature, et même trop vraies pour être honnêtes, générées par l'intelligence artificielle. Ici, l'écran a été jusqu'à évacuer complètement l'humain de l'équation. On a même ressuscité des acteurs morts pour jouer dans de nouveaux films. Nous sommes là dans la parodie de la parodie, dans une boucle sans fin où toujours l'élément humain prend de moins en moins de place jusqu'à disparaître complètement. Mettez deux miroirs l'un en face de l'autre. Que pourrait-on y voir ?
Pour en revenir au selfie, l'idée est ici de rentrer dans ce monde parallèle, de se dédoubler, de se créer un autre moi, un doppelgänger virtuel, un avatar à donner en pâture aux autres en se montrant sous son meilleur jour, en faisant mine de mener une vie trépidante de voyages, sorties, restaurants et activités en tout genre. Mais tout ceci est bien sûr entièrement factice. Cet étalage volontaire de la vie privée afin de devenir une personnalité publique est inédite. L'écran propose ainsi de le pénétrer, de passer de spectateur passif à acteur intégrant la distribution du film-monde. On peut soi-même devenir « créateur de contenus ». Il existe tout un écosystème de gens gagnant leur vie via l'écran dans une course à l'échalote permanente, une nouvelle ruée vers l'or ou dans notre cas une ruée vers le leurre. Et, en ce sens, bien dans l'idéologie actuelle de tout relativiser et du « tout est possible » (mais rien n'est permis), on veut faire croire que tout le monde peut le faire, que tout le monde peut faire de l'argent via l'écran. La devise de Rémi Gaillard, « c'est en faisant n'importe quoi qu'on devient n'importe qui », est en ce sens beaucoup plus profonde qu'il n'y paraît de prime abord. Tout le monde a ainsi le droit à son quart d'heure de célébrité en ligne.
L'écran invite aussi de plus en plus à une interaction avec son spectacle, à une rétroaction. On nous serine ainsi avec « aime, partage, commente ». Le pouce en l'air que l'on accorde est une réminiscence des jeux de la Rome antique où la plèbe décidait de la vie et de la mort du gladiateur défait, dans une parodie de justice démocratique en levant ou baissant le pouce. Le commentaire est une autre maladie numérique. Tout le monde est ainsi incité à commenter, à donner son avis sur tout et n'importe quoi. Ainsi, tout propos est noyé dans la masse médiocre et son indistinction. Si tout le monde a son mot à dire, cela tourne rapidement à la cacophonie générale, à un bruit blanc de bavardages insipides. Il n'y a plus aucun hiérarchisation des valeurs. Tout commentaire se vaut. L'anonymat générale invite de plus à laisser s'exprimer les plus bas instincts, à oser dire l'indicible. Tout concoure à un étalage de la plus basse et vile espèce. Certains se sont fait une spécialité de la provocation, de l'insulte ou du ridicule. Ces trolls ajoutent encore une couche de pourriture à ce qui était déjà en état de putréfaction avancée. Ils n'ont guère d'autres fonctions que de faire perdre du temps, à eux comme aux autres. Tout commentaire ne sert qu'à celui qui le fait, content de lui et de sa saillie. Son commentaire s'affiche sur son écran. Il participe, il prend part à la grande parade molle de ce monde parallèle et cela lui suffit. Constante est la recherche du buzz, bon ou mauvais, tant que cela fait réagir, tout est bon. Ce buzz, cette viralité, porte bien son nom, c'est un virus, une maladie qui se répand dans un corps virtuel par essence déjà mort. Le buzz est le bourdonnement de la mouche qui vient pondre sur le cadavre de ce monde parallèle virtuel mort-né.
L'écran est aussi tactile afin de simplifier encore plus les interactions et rétroactions. Le spectacle est celui d'un démiurge braquant sa loupe déformante de ci de là sur ce monde parallèle. Il doomscrolle à l'infini. Descendons encore en abordant la réalité virtuelle (encore un oxymore), la 3D et les casques qui viennent avec. Ces casques sont des masques d'hypnose et de sommeil, des masques de nuit. Décidément, le réel n'est plus supportable, n'est plus assez excitant. Il paraît bien fade. Alors, il faut plonger, s'immerger dans ce monde parallèle. Le casque est une prothèse pré-transhumaniste. Comment ne pourrait-il pas engendrer ici encore des troubles mentaux quand le virtuel n'est plus discernable du réel. Encore plus bas est la « réalité mixte » ou « réalité augmentée ». Le virtuel sort de l'écran et en vient à envahir le réel en se superposant à lui. Le mot virtuel est étymologiquement « ce qui est en puissance et sans effet actuel ». Il provient du latin virtus (vertu) dérivé de vir (« homme »). Nous constatons là comment ce mot a été comme pris en otage et dévoyé de son sens originel. C'est une caractéristique qu'il partage avec beaucoup d'autres mots utilisés aujourd'hui sans guère de recul et Humpty Dumpty se rappelle alors à nous. Nous sommes arrivés à un stade où l'écran déborde de son cadre et vient s'immiscer dans le monde réel et dans la matérialité. Nous ne pouvons guère y échapper. Il envahit toutes les sphères de notre vie et est même en passe d'évacuer complètement le facteur humain de son équation de simulacre.
Ce monde parallèle, non content d'accaparer l'attention, va encore plus loin. Il colonise et envahit la psyché même de ses utilisateurs car si la caméra est un œil électronique, l'œil est, quant à lui, une caméra organique. La pellicule, les plaques sensibles de notre cerveau sont inondées de cette lumière artificielle qui se grave dans les tréfonds de notre être intime. Pour ne prendre qu'un exemple parmi d'autres, les canons de la beauté sont maintenant dictés par l'écran. Le jeune homme d'aujourd'hui ne rêve plus de la belle et simple bergère du village voisin mais d'une people chimérique de plastique photoshopé et, sans mauvais jeu de mots, on ne sait plus à quel sein se vouer.
Ce monde parallèle de l'écran devrait d'ailleurs être plutôt appelé monde perpendiculaire ou orthogonal. En effet, en termes géométriques, les parallèles ne se coupent jamais alors que notre réalité et le monde de l'écran sont sécants, il y a un point de passage, un seuil qui est l'écran en lui-même. Cela n'est pas sans nous rappeler le concept de temps orthogonal de l'écrivain de science-fiction américain Philip K. Dick qui narrait ses expériences de passage d'un temps à un autre dans son essai « Si vous trouvez ce monde mauvais, vous devriez en voir quelques autres » (1977) dont la lecture, au regard de l'époque, n'est pas inutile et permet des parallèles, pour le coup, qui ne sont pas dénués d'intérêt.
Pour terminer cette partie déjà trop longue, nous évoquerons ce sur quoi s'appuie l'écran. Les internets, ce réseau mondial, sont aussi appelés « toile » comme une toile d'araignée (« web » en anglais). Une des caractéristiques les plus symboliques de cette toile, de ce réseau numérique, est son absence de centre. Nul point sur Terre ne peut se targuer d'en être le centre, le nœud gordien à trancher. Tout est interconnecté et redondant. En cas de panne, les informations trouvent toujours et jusqu'à présent un moyen de contourner l'obstacle pour parvenir à destination. Ceci ne se limite d'ailleurs pas au seul réseau internet. Il en va de même pour les réseaux électriques, téléphoniques, sans même parler du réseau de satellites tissant par leur orbite une toile dense dans laquelle semble être prise notre planète. Dans tous ces réseaux, c'est l'absence de centre qui devrait nous faire réfléchir. En France, on a beau jeu de toujours insister sur la centralisation, notamment parisienne du pays où tout se décide dans la capitale et où tous les chemins, routiers ou de fer, y mènent. En ce qui concerne les réseaux d'énergie et de télécommunications, cela n'est plus le cas. Une question reste néanmoins posée : si les internets sont une toile, où est l'araignée ? Elle est peut être là sous nos yeux et invisible comme le pholque phalangide de nos maisons qui s'invisibilise en tournant au bout de ses longues pattes et en faisant vibrer sa toile.
VI. En guise de conclusion
Nous ne pouvons clore là cette petite étude sans évoquer l'allégorie bien connue de la caverne de Platon. Si ce monde n'est qu'un reflet sur le mur de la caverne, quant est-il de l'écran si ce n'est l'ombre d'une ombre toujours plus sombre, toujours plus éloigné de la lumière intelligible ? L'écran est aussi un maillon de cette chaîne dorée et confortable qui nous asservit ici bas et comme un boulet au pied du forçat l'empêche de s'échapper. L'écran et ce qu'il y a derrière sont une étape de plus de l'abrutissement, de l'abêtissement générale. Quand on voit l'engouement qu'il suscite, nous ne pouvons être que fataliste quant aux temps futurs. Le vulgus pecus, que nous sommes aussi, n'a cure d'une liberté dont il ne saurait que faire. L'écran asservit, tout comme le monde. Il n'est qu'une pelure supplémentaire à l'oignon. De plus en plus, son centre nous est inaccessible. Le remède est pourtant fort simple : il suffit d'éteindre l'écran.