La flaque
« La fée des eaux, gardienne du mirage, tient tous les oiseaux du ciel dans sa main. Une flaque contient un univers. » Gaston Bachelard, L'eau et les rêves, 1942.
C'est d'abord la forêt, partout, de Dunkerque à Marseille, de Brest à Strasbourg. Et la faune qui va avec : des bêtes rousses, grises et brunes : sanglier, chevreuil, cerf, lapin, renard, blaireau, loup, ours… Tout ce peuple des forêts a aussi ses habitudes, sa routine : de la tanière au point d'eau, du point d'eau au garde-manger… Ils vont toujours le même chemin. Au fur et à mesure, l'humus s'y tasse, les arbrisseaux sont écartés… Et voilà la coulée : le sentier des bêtes. Puis viennent les hommes qui, par commodité, empruntent les coulées animales, aussitôt désertées par ceux-ci. L'homme et la bête n'ont jamais fait bon ménage, la proie évite le prédateur. Avec leurs gros sabots, les hommes élargissent la coulée qui devient sentier, un peu plus large, pour relier entres elles les tanières de l'homme, les habitations, les esquisses de village. Et puis vient la roue. Il faut encore élargir le sentier, abattre les arbres gênants. La forêt résonne du bruit de la cognée. Les bois est utile à maintes choses. On fait des clairières de plus en plus larges, en taches de léopard qui n'en finissent pas de s'agrandir, de se rejoindre comme une lèpre galopante. Les champs, les pâtures prennent le relais de la forêt. On ne parle plus de la forêt mais des forêts, de maigres îlots de sauvagerie, un archipel dont l'homme n'est pas encore maître, une terra incognita. On garde tout de même quelques parcelles pour le bois de chauffage et la vénerie du seigneur local. A mesure que le territoire des hommes s'agrandit, celui des bêtes fait peau de chagrin. Et les chemins sillonnent tout ce beau monde, des chemins de terre où se croisent difficilement hommes, cavaliers et chariots. On doit élargir, encore. Les hommes vont ainsi par les chemins et les routes pendant des siècles encore et ces voies font comme des cicatrices sur la terre. Elle en est bientôt couturée. Ainsi passent les siècles. Faute de forêts suffisamment grandes et chassées en trop grand nombre, certaines bêtes disparaissent purement et simplement. Qui les regrette ? Le monde des homme va son train, inexorablement. C'est le progrès et on n'arrête pas le progrès, paraît-il.
Ainsi, voilà le chemin de terre où circulent hommes, bêtes et engins de toutes sortes. Au début, tout va bien mais l'entropie veille. Tout s'use, tout casse, tout meurt. Voilà bien l'unique loi universelle en ce bas monde et le chemin n'y échappe pas. Parfois il pleut, parfois il gèle et parfois la terre est si sèche qu'elle se craquelle comme un vieux cuir. En un mot, le chemin s'use. Ce qui était parfaitement plan est désormais légèrement creux. Pourquoi à cet endroit et pas ailleurs, nul ne le sait. Le professeur Nimbus vous parlera en un sabir ésotérique de sensibilité aux conditions initiales, de théorie du chaos. Ce ne sont que de subtils arguties pour cacher notre ignorance. Toujours est-il que ce creux se creuse à mesure qu'on y roule. A chaque passage, un peu de matière est expulsé et le creux devient trou, nid-de-poule, ornière. Mais il y a pire : en voulant éviter ce trou, en passant toujours à côté, on en crée un autre et puis encore un autre… Et le chemin finit par devenir proprement impraticable. Le trou appelle ainsi le trou. Le trou est le grain de sable dans l'engrenage. Il grippe la mécanique bien huilée des occupations humaines. Le trou est un empêcheur de tourner en rond et surtout d'aller tout droit devant soi le plus vite possible. Le trou est l'ennemi. Le mot lui-même est curieux. On n'en connaît pas l'étymologie. Il serait antérieur aux langues gauloise et romaine. C'est un mot qui viendrait du fond des âges, un temps où les hommes jouaient avec des mégalithes. Le trou, conceptuellement, est hors norme. Il se définit comme une absence, un vide. Un trou dans du gruyère, c'est une absence de gruyère. Un trou dans la terre, une absence de terre. Un trou est toujours dans ou sur quelque chose. Un trou seul n'existe pas. Il lui faut d'abord un substrat et ensuite une absence de substrat…
Notre chemin est maintenant parsemé de nids-de-poules, ornières et autres trous. Il pleut. La pluie, c'est de l'eau du ciel qui tombe sur la terre. La pluie, c'est la semence de dieu le père qui féconde la terre mère-nature et la rend fertile. Il pleut et l'eau mouille la terre et tout ce qui s'y trouve. La terre boit l'eau du ciel mais sa soif n'est pas inextinguible. Quand la terre a trop bu, qu'elle est comme une éponge gorgée d'eau, elle en refuse le surplus et l'eau ruisselle, coule sur la terre. Le monde mouillé étincelle sous les rayons rasants du soleil couchant et chaque goutte, chaque gouttelette accrochée, suspendue pour un temps au feuillage, est comme un pure diamant liquide. Une odeur particulière s'élève de la terre, l'odeur de la terre mouillée, l'odeur de la pluie. Elle a pour nom pétrichor, du grec pétra – pierre – et ichor – sang – le sang de la pierre. Longtemps mystérieuse, cette odeur réelle est aujourd'hui démystifiée par la science (qui explique aisément le comment mais rarement le pourquoi) mais nous préférons ne pas savoir, garder un peu de merveilleux et de poésie en ce bas monde. Cette odeur est portée par le vent. Quand on passe ses journées dehors, on finit par savoir reconnaître à distance cette odeur de la pluie qui vient. D'autres signes existent comme un certain goût métallique dans la bouche, le vent qui tombe… Toutes les bêtes ressentent cela et ont ce sixième sens. Il suffit d'observer le comportement d'un troupeau de vaches au pré : sont-elles couchés à ruminer ou arpentent-elles paisiblement leur pâture ? La plupart des hommes ont perdu cette sensibilité mais certains la cultivent encore. Ainsi, il pleut. Notre nid-de-poule s'emplit d'eau. La terre, gorgée qu'elle est, n'en veut plus. Notre ornière aussi s'est emplie. Nous avons maintenant une belle flaque d'eau.
Si c'est l'entropie qui a crée le grain de sable dans l'engrenage, le trou sur le chemin, la vie, elle, a tôt fait de coloniser la flaque : algues, nostocs (les crachats de Lune, gelée d'étoiles, beurre de sorcières ou autres œufs de jument), larves diverses et tout ce qui est invisible à l'œil nu. La flaque réchauffée par le Soleil est un véritable bouillon de culture, un microcosme à l'image du macrocosme originel, la soupe primitive qui recouvrait la planète il y a bien longtemps et dont on nous dit qu'elle fut le berceau de la vie sur Terre. La flaque servira aussi pour les bains d'oiseaux ou de point d'eau temporaire pour les bêtes. C'est une oasis dans le désert. La flaque amuse beaucoup les enfants qui aiment à y patauger à grands coups d'éclaboussures et d'éclats de rire. Qui n'a pas, enfant, et chaussé de bottes de caoutchouc, avancé dans une flaque pour en jauger la profondeur ? Qui n'a pas, enfant, marché sur les flaques gelées en hiver ? La glace crisse et craque avec un bruit agréable à nos oreilles. Qui ne s'est pas émerveillé, enfant, des motifs et lignes qu'on peut lire sur une flaque gelé avec ces bulles d'air emprisonnée sous la glace, avec ses lignes droites et ses courbes de solidifications progressives ? Qui n'a pas, enfant, tenter de franchir d'un bond une flaque quitte à éclabousser ses compagnons de jeu en cas d'échec ? La flaque est pour l'enfant un beau jouet digne d'attention. La flaque, c'est de l'eau stagnante, passive et paisible, d'abord turbide mais bientôt le gravité fait son œuvre. Elle devient limpide. En automne, on en voit le fond tapissé d'un camaïeu de feuilles mortes brunes, rouges et jaunes. Mais la flaque est aussi est surtout le premier miroir du monde dans lequel Narcisse se mira pour la première fois et ne s'en remit jamais. Dans la flaque au fond tapissé de feuilles mortes on peut voir se réfléchir les arbres aux branches nues ondulant mollement dans le vent, et le ciel et les nuages défilés comme sur un tapis roulant et le soleil aussi pour peu qu'on le cherche. La flaque est une porte vers un autre monde, un monde renversé. On ne serait guère surpris d'y voir disparaître qui oserait y plonger la tête la première même si elle n'avait que quelques centimètres de profondeur. La flaque s'invite sur le chemin du pèlerin ou du promeneur. Il doit l'éviter, dérisoire obstacle dont l'évitement vire parfois à de dangereuses acrobaties quand la pierre qu'on croyait sûr se dérobe sous nos pas. C'est un chemin de terre. Tout autour, il n'y a que des champs à perte de vue. L'horizon est plat comme la paume de la main. Rien ne devrait troubler le flâneur en chemin. Mais voilà la flaque. Il lui faut faire un détour. C'est une bien dérisoire épreuve mais la flaque aura eu l'occasion de le rappeler à ce bas monde. Ce n'est pas le chemin du paradis, ce n'est rien qu'un chemin de terre, morne et monotone avec, de temps en temps, une flaque d'eau qu'il faut éviter si on ne veut pas se mouiller les chaussettes, détail qui n'est pas anodin quand on a à beaucoup marcher.
Mais toutes ces chose ont une fin, et même, et surtout, les bonnes choses. L'entropie veille et n'a pas dit son dernier mot. Tout s'use, tout casse, tout meurt. La flaque ne fait pas exception. La vie qui s'y est laborieusement installée doit prendre fin, mourir ou s'endormir. Fini le temps des algues, nostocs, larves et autres animalcules, la flaque se meurt. Sous l'effet du vent, d'une usure, d'une érosion éolienne, sous l'effet du soleil, de la soif de la terre, l'eau s'évapore, est bue, bref disparaît comme un charme qui s'estompe, une beauté qui s'affadit. La flaque s'assèche. Le niveau baisse (comme ailleurs du reste) et bientôt de la flaque ne reste qu'un trou humide et boueux. La flaque se meurt mais l'histoire n'en est pas tout à fait finie pour autant. Les hirondelles viendront y puiser le mortier qui leur servira à la construction de leur nid. Quantité de papillons et autres lépidoptères viendront se poser sur cette boue pour y puiser avec leur trompe les sels minéraux et autres nutriments qu'ils ne trouvent pas dans le nectar des fleurs. Tout un monde se repaît du cadavre de la flaque jusqu'à la prochaine averse…